Le hasard peut aller partout mais ne va que quelque part

Sur les néodarwinismes.
Par néodarwinisme on entend simplement la théorie de Darwin adaptée en tenant compte des connaissances de la biologie moléculaire contemporaine : l’évolution se fait à partir de mutations au hasard de l’ADN puis une sélection par l’adaptation et la fécondité.
L’idée principale est claire et prend des formes spécifiques selon les particularités des individus, des populations, et des contextes.
Il y a néanmoins deux sortes de néo-darwinisme.
La première est le néodarwinisme_1 qui a toujours raison, qui est irréfutable et ne prend aucun risque réellement explicatif. Il peut accompagner tous les constats d’évolution factuels. Cela consiste à dire : «il y a des mutations aléatoires, si une d’elles n’apporte aucun avantage à aucun individu susceptible de procréer elle n’est pas retenue, si elle apporte un avantage sélectif compte tenu de l’environnement et des circonstances elle est retenue ». Et les mutations continuent…
La seconde version, le néodarwinisme_2, est plus intéressante, elle entend apporter des réponses à des questions. C’est le néodarwinisme du « pourquoi cette évolution-là ?». Ces questions sont par exemple du type « comment expliquer telle trouvaille de la nature ?» ou « comment le hasard peut-il apporter une réponse qui est justement la seule que rationnellement nous connaissions à ce problème ?» ou encore « comment expliquer les convergences entre les solutions trouvées par les mammifères placentaires et par les marsupiaux qui n’étaient pas reliés entre eux ?»
Je ne m’occuperai que de cette seconde version dans la suite. Citons quelques exemples célèbres relevés par les naturalistes où le fortuit semble particulièrement «bien inspiré».
La moule perlière de nos rivières. Par quel dispositif ces moules subsistent encore dans certains cours d’eau alors qu’elles auraient dû depuis longtemps être entraînées par le courant ? Elles jettent leurs germes dans l’eau dont certains s’accrochent aux branchies des truites ou des saumons qui les font remonter vers l’amont…
Les callosités du genou du phacochère. On a montré qu’alors que le petit n’est pas encore né il a déjà le début d’une callosité aux genoux…
L’Oestre du cheval. C’est un exemple pris par le philosophe Henri Bergson. Cette mouche pond sur la peau du cheval qui avale les larves en se léchant, celle-ci se développent dans son système digestif et éclosent dans le crottin…
La complexité du cycle du coléoptère Sitaris (autre exemple pris par Bergson) kleptoparasite de certaines abeilles…
L’opportunisme. Les matières transparentes des yeux de divers animaux, poissons, mollusque, etc. sont faites de protéines diverses qui avaient d’autres fonctions…  (A. Danchin)
Les «chaines de vacance» du Bernard l’Hermite, pour changer de coquilles ces animaux profitent d’un décalage à plusieurs…
Les poux des primates ont une pince spéciale pour s’accrocher aux cheveux,
Les aiguillons des animaux inoculateurs ont parfois leur orifice non pas au bout mais sur le côté pour pouvoir pénétrer plus facilement (L. Cuénot)
On observe dans ces récits des conduites de détour et des excursions créatives. Plusieurs auteurs ont proposé des calculs de probabilité pour montrer l’invraisemblance de telles trouvailles par le hasard (Ch. E. Guye, etc.)
Un cas emblématique est celui de «l’évolution directionnelle» : si nous considérons les girafes à un stade moyen de leur évolution, comment le hasard «sait-il» que c’est le gène du cou qu’il faut renforcer pour rendre service à l’espèce et pourquoi ne propose-t-il pas plutôt des ailes ! Pourquoi n’abandonne-t-il pas la rumination qui devient difficile avec un long cou ?

Il y a une vraie difficulté. Le grand nombre de biologistes éminents qui depuis le 19ème siècle, et aujourd’hui encore, s’interrogent sur le rôle attribué au hasard ne peut manquer d’interpeler. Et les thuriféraires du néodarwinisme_1, comme Richard Dawkins, ont beau répéter leurs trivialités, il n’en reste pas moins un réel problème.
Je n’ai pas l’intention de le résoudre ici, mais juste de faire comprendre le plus simplement possible, qu’il y a une fausse évidence qui est trompeuse. Ensuite les explications concrètes devront, à mon avis, s’appuyer sur des connaissances plus fines des processus en jeu.

Dans le plan considérons les points à coordonnées entières. La promenade aléatoire symétrique va d’un point à l’un des quatre voisins dont l’abscisse et l’ordonnée différent d’une unité en plus ou en moins, avec égale probabilité. On peut montrer que cette promenade va visiter tous les points, et même, si on la poursuit indéfiniment, qu’elle va repasser une infinité de fois par chaque point.
En revanche c’est différent dans l’espace à trois dimensions. La promenade aléatoire symétrique finit par s’éloigner à l’infini. Et c’est encore le cas si la dimension est supérieure à 3.
En fait le résultat est général et s’applique à toute marche aléatoire qu’elle soit symétrique ou non, à valeurs entières ou non :
Quelle que soit la dimension supérieure ou égale à 3, au bout de n coups la distance à l’origine est au moins de l’ordre de n^(1/2) (pourvu que la marche aléatoire ne reste pas dans un hyperplan).[1]

Dans ces conditions la promenade aléatoire n’a pas le temps de visiter tous les points, en grande dimension il y a trop de points dans une boule pour que la promenade ait le temps d’y passer si elle fuit à cette vitesse.
On voit bien le rapport avec l’hypothèse « hasard et sélection » : le phénotype qui décrit les formes et les fonctions d’un individu ne peut être pensé que dans un espace de grande dimension. A fortiori s’il s’agit des formes et des fonctions qu’il faut proposer au choix dans l’évolution d’une espèce.

Le modèle est simpliste, il n’est là que pour faire comprendre une idée : le hasard n’a pas le temps d’aller partout. Cela ne pose aucun problème aux tenants du néodarwinisme_1. En revanche cela confirme la difficulté devant laquelle se trouvent les très nombreux biologistes adeptes du néodarwinisme_2, le seul qui soit intéressant.

On a fait remarquer que la plasticité phénotypique présentait un avantage dans le cas où l’environnement s’était modifié parce que cela permettait « d’acheter du temps » (buying time) pour que l’assimilation génétique puisse se faire par les mutations aléatoires. Mais on voit que, très souvent, attendre très longtemps ne suffira pas.

Discussion
Comme toujours lorsqu’on a un modèle qui est porteur d’une forte signification, un paradigme donc, il faut regarder comment il se comporte dans les cas concrets avec leurs circonstances particulières. Ici que se passe-t-il dans le cas d’une population en considérant que les mutations interviennent indépendamment pour chaque individu ? On peut montrer que là encore certains points (certains traits phénotypiques) ne sont atteints par aucun individu.
La situation ne deviendrait différente que si la population était immense et le phénotype de chaque individu très simple, ce qui pourrait être le cas de bactéries ultra simplifiées.
  Disons aussi quelques mots du souhait que l’on peut avoir de transférer le raisonnement sur le génome sans parler de phénotype. Évidemment si on considère que les mutations sont des tirages indépendants selon une loi qui charge tous les ADN possibles de longueur fixée, tous les ADN seront tirés. Mais c’est alors le temps d’atteinte d’un ADN particulier qui devient rédhibitoire. Pour une population finie le nombre des combinaisons est tel que la durée de vie du soleil est vite dépassée. Le paradigme est similaire au modèle bien connu d’Ehrenfest où l’on a un gaz dans un récipient coupé en deux virtuellement et où à chaque étape on tire une particule au hasard et on la change de côté : Tous les états sont atteints mais le temps de retour de l’état où toutes les particules sont du même côté est vertigineux et l’état équiréparti semble macroscopiquement stationnaire.
  Les considérations qui précèdent montrent que l’hypothèse que les mutations sont indépendantes au sens probabiliste entre elles et de ce qui s’est passé est trop forte, resterait alors à l’édulcorer. Les travaux actuels sur l’épigenèse vont dans ce sens.

[1] Résultat dû à H. Kesten Trans. of the American Math. Soc. Vol.240, (1978) 65-113.

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