Sur Gabriel Tarde

Gabriel Tarde (1843-1904) est un sociologue surtout connu pour ses vues opposées à celles de Durkheim dont il critiqua — avec une certaine verve — l’idée de fonder la sociologie sur des « faits sociaux », et pour avoir souligné au contraire l’importance des phénomènes d’imitation et d’apprentissage.
Il y a quelques années, ce devait être en 2009, Bruno Latour me contactait pour engager une recherche ensemble sur la mathématisation selon Tarde. C’était plutôt amusant de renouer avec Bruno que j’avais connu lorsque nous avions monté avec Pierre Veltz un cycle de conférences STS (Sciences, Techniques, Société) à l’Ecole des Ponts dans les années 1981-84 à l’époque où il animait la revue Pandore. Nous avons donc discuté. Je ne connaissais pas cette partie de l’œuvre de Tarde, et cette mathématisation. J’ai surtout compris de cette conversation qu’il était très intrigué par ces idées, mais hélas ça tombait mal, comme il arrive aux mathématiciens, j’étais en pleine mise au point d’une approche nouvelle[1] pour faire du calcul de Malliavin sur l’espace de Poisson, bref je ne pouvais pas me charger en plus d’une investigation apparemment de grande ampleur. Donc Bruno Latour poursuivit seul sa réflexion. Je renvoie à son travail « Tarde’s idea of quantification »[2] sans chercher à le discuter ici, car il est très entrelacé avec les thèmes préférés de sa philosophie.
Depuis j’ai lu ces thèses de Tarde et vais en rendre compte brièvement ici à ma manière.

Gabriel Tarde est en effet l’auteur d’une curieuse théorie de la quantification des valeurs morales que l’on peut voir comme un perfectionnement du concept (multiforme) d’utilité des économistes et comme une anticipation des méthodes d’enquête, de sondage, et d’analyse coût-bénéfice auquel nous a familiarisés le marketing contemporain.[3]
Elle est fondée sur la quantification de deux grandeurs qui sont, explique-t-il, génératives de toutes les autres « La croyance et le désir sont, à notre avis, de même que l’espace et le temps, des quantités qui, servant de lien et de support à des qualités, les font participer à leur caractère quantitatif […] Ma thèse on le voit en implique deux 1° La croyance et le désir sont des quantités; 2° il n’y en a pas d’autres en psychologie, ou il n’y a que des dérivées de celles-ci, ce qui revient à dire que la sensation n’est pas en elle-même une quantité. » Ce point fait l’objet d’une discussion détaillée dont un des arguments est que « la sensation, qui est une réalité, ne présente pas de valeurs négatives. Donc elle n’est point une quantité ».
La démarche épistémologique de Tarde prend la sociologie comme point de départ pour éclairer la psychologie selon une dimension nouvelle[4]. Certaines propriétés psychologiques (en l’occurrence croyance et désir) — qui donneraient la plupart des autres par mélange et combinaison — pourraient être quantifiées par des moyens sociologiques : « Si l’on me demande lequel des deux plaisirs hétérogènes, celui du théâtre et celui du jeu par exemple, est le plus agréable en soi, je ne saurai pas répondre. mais je n’hésiterai pas à dire lequel des deux est le plus recherché, soit par telle personne, soit par tel groupe de personnes. […] Cherchons donc s’il existe ou s’il peut exister : 1° un mètre individuel; 2° un mètre collectif de la croyance et du désir. »
Alors Tarde se livre à des considérations fort proches des techniques de l’analyse coût-bénéfice, évaluation contingente, etc. qui font intervenir les propensions des agents à payer pour avoir ou ne pas avoir tel avantage ou désagrément. Il évoque le calcul des probabilités sans se douter — on est en 1880 — que les probabilités subjectives deviendront une branche importante pour l’économie à partir des années 1930 : « on verra que le calcul des probabilités, sans base objective, s’applique à une quantité subjective, mais ne peut servir à la mesurer » écrit-il. Il anticipe le rôle des sondages (à cette époque où la statistique est balbutiante).
Il étudie ensuite Bentham qui dans son utilitarisme « affirmait la possibilité d’évaluer mathématiquement la somme des plaisirs et la somme de douleurs qu’un acte doit engendrer ». L’utilitarisme de Bentham est vu comme une tentative maladroite de réaliser cette quantification. L’utilité devait servir de mesure commune en morale, mais aux yeux de Tarde il a échoué. Tarde fait référence également aux travaux économiques de Cournot qu’il cite ainsi « La valeur vénale a pris cours parmi les hommes, justement pour permettre de comparer numériquement des choses si peu similaires qu’autrement elles ne pourraient être comparées » mais explique que la monnaie ne fournit pas les quantifications qu’il recherche. Mill selon Tarde s’est éloigné de la « haute pensée de son maître » qui avait évacué toute affaire de goût et de « reconstruire sur le pur granit du calcul » les jugements moraux. Grâce à ce couple bidimensionnel de la croyance et du désir Tarde pense avoir réalisé ce que Bentham voulait faire.
Cette tentative de quantification des valeurs morales pose beaucoup de questions philosophiques et épistémologiques. D’abord on ne peut manquer d’être frappé par le caractère prémonitoire des idées de Tarde. Aujourd’hui la perfection des techniques statistiques à l’œuvre dans les méthodes de définition de profil d’intérêt, de segmentation du marché pour relativiser au consommateur ses désirs compte tenu de ses budgets, etc., telles qu’elles sont appliquées sur internet et par les traitements massifs de données, aussi bien que les méthodes pour « économiser » la nature en calculant les services éco-systémiques sont tout à fait dans la ligne de ces idées de Tarde.
Ensuite le brutalisme de la méthode. Le moindre souci humaniste considérera qu’on écarte ainsi toute la spécificité de l’histoire individuelle qui fait la profondeur de la préoccupation morale[5]. On donne des outils à Big Brother. Mais ceci se passe à la fin du 19ème siècle, la science est à disposition pour le pire et le meilleur de l’humanité, on n’a pas encore la préoccupation de la responsabilité humaine dans la fabrication des savoirs, ni la volonté d’orienter la science en fonction d’un respect de la civilisation ou de la biosphère…

[1] La méthode de la « particule prêtée ».
[2] Chapitre de l’ouvrage Mattei Candea (editor) The Social After Gabriel Tarde: Debates and Assessments, accessible en ligne.
[3] G. Tarde « La croyance et le désir, la possibilité de leur mesure », in Revue philosophique, tome X, 1880, p150-180  et p264-283.
[4] D’où, par ce seul fait déjà, l’intérêt porté à ces idées par Bruno Latour.
[5] Sur les abus de la quantification voir A. Ogien Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public, QUAE 2013.