action-interprétation et idée-interprétation

Comme souvent pour les notions fondamentales « interprétation » a plusieurs sens et renvoie à un champ de situations assez diverses. Je voudrais ici polariser ce nuage sur deux cas-types, deux foyers, qui constituent réellement deux concepts distincts, même si tel usage peut relever des deux acceptions parfois.

La notation musicale classique est pauvre, le compositeur ne parvient pas à y transcrire exactement ce qu’il veut : triolet, double croche, triple croche ? Demi-ton diatonique ou chromatique ? Le musicien qui jouera la partition a une latitude, il faut qu’il ressente ce que l’auteur a voulu, du moins l’imagine et complète le schéma par son talent propre.
De même pour le théâtre, le dramaturge ne dit pas tout, il ne peut pas. Les petites indications de mise en scène ou psychologiques, qu’on a coutume aujourd’hui d’écrire en italiques, sont sommaires et les acteurs ont une marge immense.
Cela vaut évidemment pour la danse également qui a ses systèmes de notation (Feuillet, Laban, etc.) pour l’ensemble de la chorégraphie d’un ballet, plus ou moins élaborés sur lesquels a écrit René Thom, passionné par ces descriptions des formes dynamiques.
Le plaisir d’apprécier l’interprète est si grand qu’on lui laisse souvent la majeure part dans le théâtre de boulevard ou la comédie italienne en ne gardant de la trame qu’un schéma sommaire.
Nous dirons action-interprétation pour rappeler que l’interprète joue un rôle, agit selon un code, incomplet, qu’il complète.

La situation de la peinture est toute différente. L’auteur parle directement au spectateur. Il n’y a pas d’interprète au sens précédent.
Sans doute l’œuvre peut-elle être considérée comme une interprétation. Suzanne et les vieillards de Rembrandt et de Tintoret sont deux interprétations. Les meules de Monet sont une interprétation de la campagne dans la lumière. C’est le talent du peintre. De même que Molière et Balzac interprètent l’avarice par L’avare et Eugénie Grandet, Shakespeare la jalousie par Othello, et que Tchekhov interprète l’ambiance hyper-affective de la société russe.
Mais, dans certains cas, la peinture laisse au spectateur un espace où l’interprétation s’insurge de façon soudaine, violente, irrépressible, comme un basculement. kandinsky-copieC’est particulièrement net dans la période de Kandinsky où celui-ci quitte le figuratif expressionniste et commence l’abstrait. Certaines de ses toiles sont de vrais récits d’idées. J’ai commenté dans Risk and Meaning la toile Jaune, rouge, bleu du Centre Pompidou, la même chose peut être dite de certains dessins à la pierre noire de Seurat, de certaines œuvres de Turner, ou du Monet des dernières années. Pour le spectateur plus qu’une devinette ou un rébus, c’est plutôt une révélation, une illumination, l’impression de la découverte du sens véritable de l’œuvre : idée-interprétation comme idéogramme. Elle donne une clé explicative. de-stael-briancon-1953Dans le cas de la peinture cette trouvaille donne une profondeur nouvelle au travail de l’artiste, c’est particulièrement prégnant chez Nicolas de Staël, qui a tenu à nous mettre sur la voie par les titres de ses toiles (le dessin ci-contre est une vue de Briançon).

Une de mes thèses favorites est que c’est l’idée-interprétation qui est à l’œuvre dans le travail mathématique, et que ceci se relie très précisément aux travaux des logiciens.
Comment faire sentir la force de l’idée-interprétation sans invoquer les mathématiques (voir par exemple sur ce blog l’espace de Fock) ni les exemples d’histoire des sciences (cf. l’article le talent interprétatif) ? Quittons l’Europe.

jardin-zen
Le bouddhisme Zen accorde une place centrale à la méditation silencieuse. A partir du 13ème siècle une philosophie exigeante inspirée initialement de Chine se répand dans l’Empire du Levant et développe un art peint tout à fait remarquable et une architecture orientée vers la spiritualité par sa simplicité et sa pureté.
Une idée-interprétation consiste à voir les jardins secs et leurs rochers isolés comme une figuration du Japon lui-même. La pensée intensément exclusive à laquelle appelle leur considération prolongée devient alors un patriotisme sublimé qui pourrait avoir des liens avec la légitimation historique de l’impérialisme nippon… tout a basculé, tout prend un sens différent…