Tournus

Pourquoi Tournus ? Cette église est l’œuvre d’un génie inconnu. Une imagination hardie de l’architecture d’Occident.
On entre comme dans une forteresse, aucun tympan sculpté, pas de narration. Le mur de la façade est sans ornements. Les trois travées basses du narthex que l’on passe ensuite sont à l’échelle ordinaire de l’humain, on les traverse pour la mémoire, se souvenir qu’on est peu de chose, avant de découvrir un église aux proportions étonnantes, sans décor. L’espace architectural est fait de transitions. On découvre des formes simples sous la lumière. Le Corbusier a-t-il été marqué par Tournus ou seulement par les cylindres des silos à grains ?
L’édifice est sobre, sans référence aux traditions culturelles, avant les cisterciens autres adeptes de la simplicité, car Bernard de Clairvaux (1090-1153) n’est pas encore né. On ne sait quand la construction débuta, sans doute au début du 11ème siècle après1009, mais on sait qu’elle était terminée et fut consacrée par le pape en 1120.
Lumière. Les fenêtres hautes sont invisibles, une lueur claire baigne l’intérieur sans qu’on puisse comprendre ce mystère, quelque chose de naturel et de divin.
Appareil. Les pierres sont petites, plates à peine plus grandes qu’une brique, elles habillent de la même texture rude les piliers et les murs, l’abondance du mortier rappelle les édifices romains.

Voûtes. Un parti novateur, même si les historiens ont pu supputer des influences. La structure s’appuie sur un narthex massif surmonté d’une chapelle très haute et flanqué de deux tours, ce qu’on appelle une galilée, et se termine par un chœur avec déambulatoire et chapelles. La forme cylindrique, dans sa pureté et sa simplicité, est partout. Mais la nef n’est pas faite d’un unique plein cintre comme à Saint Savin sur Gartempe, la voute est formée d’une série de berceaux transversaux qui s’appuient sur des arcs diaphragmes, eux-mêmes reposant sur de massives et imposantes colonnes, sans chapiteaux historiés, plus épaisses qu’à St Savin et qu’il était d’usage dans les basiliques byzantines. Comme si, les arcs doubleaux une fois réalisés, on avait posé dessus des petites chapelles transversales pour surélever la nef.
Ici l’architecture est ordonnancée avec les premières surfaces de la géométrie en un espace architectural complexe, à la fois nécessaire et mystérieux. Il s’agit à l’évidence de la première sorte de beauté évoquée par Christopher Wren non pas coutumière mais naturelle et géométrique (Cf. sur ce blog Wren et Perrault).
     Axonométries d’une travée et de la voûte.
Le maitre de Tournus eut autour de lui des émules qui marquèrent son influence dans la Bourgogne proche, à Mont Saint Vincent pour le système des voutes, et à Farges lès Macon pour le type et la modénature des piliers.

Ailleurs en Europe il ne peut y avoir de lien assuré, d’autres concepteurs (cathédrale de Trogir en Croatie achevée en 1240, etc.) ayant sans doute retrouvé par leurs propres recherches la solution unique inventée par le visionnaire de Tournus.
Mont St Vincent  Trogir

Une œuvre vouée. Ce lieu est un hommage, aboutissement du long périple des moines de Noirmoutier. Malgré la construction d’un fort contre les hommes du Nord ils furent chassés par les Vikings. Ils abandonnèrent leur abbaye en 836 emportant les reliques de leur saint patron. Sont-ils partis à marée basse par le passage du Gois ou par bateau on ne sait.

Cunault         St Jouin de Marnes
Puis ils essaimèrent des communautés, chacune avec ses tailleurs de pierres, ici et là. Ils sont passé en Anjou par Grand Lieu qui a conservé son église carolingienne St Philbert du 9ème siècle, par Cunault sur la Loire, en Poitou à Saint Jouin de Marnes, à Messais, et à Saint Pourçain sur Sioule, atteignant finalement la Bourgogne en mai 875. Autant de lieux où ces bâtisseurs ont laissé des abbatiales ou des prieurés qui témoignent encore de leur spiritualité.
Pour ce maître d’œuvre mystérieux, la responsabilité était immense, en ces temps troublés, de parvenir à exprimer et à sublimer l’esprit de la foi qui animait ses frères. Que voulaient-ils ces disciples, adeptes des mêmes règles que les anciens moines pèlerins qui avaient porté jusqu’ici les reliques de Saint Philibert ?
Influences orientales ? On ne peut manquer d’être impressionné en voyageant en Perse par l’audace et la maîtrise de l’architecture Sassanide. L’expédition archéologique des époux Marcel et Jane Dieulafoy en 1881-82 fut motivée par la grande question des influences orientales des bâtisseurs du moyen âge. Jane Dieulafoy écrit dans son journal :

La vieille thèse si souvent reprise et cependant peu éclairée des influences de l’art oriental sur l’architecture, l’apport artistique et industriel des croisades dans les créations du Moyen Âge avaient toujours excité la curiosité de mon mari. (Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée et la Susiane, Hachette, 1887.)

Le grand historien de la construction Auguste Choisy en étudiant Tournus ne peut s’empêcher de penser au palais de Tag Eïvan à l’Ouest de Suse, dont il étudia la géométrie. On y trouve le principe d’arcs transverses voutés en berceau dégageant des fenêtres hautes pour une salle de grande dimension.

    Palais du Tag Eïvan, croquis axonométrique et plan d’après Choisy.
Sur place Jane Dieulafoy constate :

Même liberté et même solitude au Tag Eïvan, que nous atteignons une demi-heure après avoir abandonné l’imamzaddè Touïl. Sur l’un des côtés d’une immense enceinte rectangulaire bâtie en terre crue, s’élève un édifice ayant tout l’aspect d’une cathédrale gothique. La voûte, supportée autrefois par de nombreux arcs-doubleaux, encombre de ses débris une salle longue d’une vingtaine de mètres et large de près de neuf. De hautes fenêtres prises entre deux arcs consécutifs éclairent la nef. Marcel se pâme devant cette construction, dont l’origine sassanide est indiscutable. Et, de fait, l’antiquité du Tag Eïvan est un argument bien puissant en faveur de la filiation perse de l’architecture gothique. Ce n’est pas seulement l’ogive que l’on retrouve en Orient, mais le principe essentiel des vaisseaux du Moyen Âge.

Palais du Tag Eïvan

Si l’on examine la plate forme qui se prolonge dans l’axe de la salle encore debout, on se convainc facilement que la construction devait s’étendre sur une longueur à peu près double de celle des ruines actuelles, et qu’au centre s’élevait une coupole jetée au-dessus d’un vestibule carré. Du haut des ruines on aperçoit en tous sens une multitude de tumulus : les uns très élevés au-dessus de la plaine, les autres formant de simples vallonnements.

Resituant les idées au niveau de sa culture encyclopédique Choisy conclut de façon tranchée « Tournus, pour tout dire en un mot, n’est autre chose qu’une adaptation du plan latin à l’idée persane du Tag-Eïvan, ou plutôt aux copies syriennes de ce type sassanide » (Histoire de l’architecture tome 2, 1899, p198, nouv. éd. Inter-Livres 1991). Il a raison de souligner la science des architectes perses et leur maîtrise de la mathématique des voûtes (cf. Ctésiphon) plus élaborée même que celle des Romains. Seulement la rationalité de la stabilité des édifices n’est pas une preuve des influences historiques. Les arcs-diaphragmes sont fréquents dans l’antiquité, pour couvrir les citernes par exemple.

Delos

Réservoir romain de Misène près de Naples

Choisy n’a pas retracé le cheminement des inspirations. Ce sera le changement de méthode des Focillon, des Pevsner, des Wittkower, des Chastel et autres historiens de l’art au 20ème siècle.
C’est d’ailleurs une interrogation épistémologique très intéressante. On retrouve un problème similaire avec la philologie : la rationalité saussurienne n’est pas du même registre que l’histoire des échanges culturels et commerciaux qui enrichirent les différentes langues.


Références
Th. Bautier, « Contrebuter la poussée des voûtes » IREM de Rennes, (1985) fasc. 2, 1-21.
J. Dieulafoy, Une archéologue en Perse, (4ème partie) De Bagdad à Bassora, Les derniers rayons du soleil Babylonien, 1887, Bibliothèque numérique romande.
A. Etlin, « The ‘Strength of Vaults’ « , 5th Int. Congress on Construction History 2015
M. Craig,  » Bringing Out the Saints: Journeys of Relics in Tenth to Twelfth Century Northern France and Flanders », Thèse, UCLA, 2015.
Vaucher « Etude comparative des récits de voyage de Marcel et Jane Dieulafoy en Perse » mars 2018
McNeill, « The Continental Context », J. British Archaeological Assoc. 159 (2006), 1-47.
Oursel, Eglises de Saône et Loire, Nouv. éd. latines.
Oursel, Bourgogne Romane, Zodiaque 1974.
Pouillon, Pierres sauvages Seuil 1964.
S. Price, « The Vickings in Brittany », VSNR, University College London, 1989.
Robbie, « The emergence of regional polities in Burgundy and Alemannia c. 888-940: a comparative assessment », Thèse, Univ. St Andrews, 2011.
Centre international d’études romanes (CIER)
Abbaye de Tournus         Rencontres de Tournus
Boeuf, « Voyage Saint-Philibert de Noirmoutier à Tournus. » CIER, 1 (1976): 9–23.
Pépin, « Saint Philibert et ses reliques », CIER 4 (1975): 7–14.

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