Science nomologique

Aux origines de la science nomologique, d’après Michel Foucault

Lorsqu’un homme est savant parce qu’il a rencontré beaucoup de situations originales dans des lieux divers et des circonstances variées, il est averti, il sait envisager des éventualités auxquelles les jeunes ne penseraient pas. Il peut faire des récits de ce qu’il a vécu, mais il ne participe à l’activité de science que s’il formule son expérience sous une forme transmissible par l’enseignement. Pour cela, il doit dire les choses sous une forme telle qu’elles fassent sens dans d’autres cas que ceux qu’il a spécifiquement en mémoire.

La voie qui fut préférée par les Grecs consiste à perfectionner l’usage de la déduction. La dialectique socratique, avec ses petits pas rigoureux, autant que les Eléments d’Euclide montraient la fécondité de cette méthode. La raison, logos, était pour eux le cadre dans lequel les transmissions pouvaient se faire dans tous les domaines[1]. Ce faisant, ils imprimaient une manière pour ce qui est de la consistance du savoir, dont les caractéristiques sont difficiles à dégager tant nous en sommes encore imprégnés, certainement un style masculin comme l’exécutif, l’administratif et le délibératif en Grèce et attachant de l’importance à la notion de loi, de règle, en politique et ailleurs[2]. Par la suite, dans le sillage chrétien du monde grec, les « lois de la Nature » (Descartes, Traité du Monde 1633, chap. VI et VII) sont création de Dieu, et le rôle de celui-ci est de « prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les lois qu’il a établies » (Discours de la méthode V 1637). « C’est Dieu, écrit Descartes, qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume »[3]. Ce style de la science marquera l’époque moderne sous la forme d’une requête adressée à la nature soit de se plier aux lois que les hommes ont trouvées soit d’en faire comprendre d’autres. Et comme les circonstances, atténuantes ou accablantes, sont confuses en ces plaidoiries, on s’est focalisé avec le positivisme sur l’analytique des lois elles-mêmes comme simple fonction mathématique.

Rappelons le caractère conquérant du programme baconien. On provoque la nature en combat singulier, la loyauté de la joute étant d’annoncer clairement les hypothèses qui vont gouverner le cérémonial de l’expérience. Cela inclut la science poppérienne et la science normale au sens de Kuhn. D’ailleurs, pendant toute la période où l’industrialisation n’avait pas encore trop complexifié la technique, la science se pratiquait avec peu d’expérimentation et beaucoup de défis tournés aussi bien vers les collègues que vers la nature. Les découvertes au temps de Pascal, de Fermat et du père Mersenne sont souvent annoncées comme des énigmes dont on détient seul la réponse qui sont lancées à la sagacité des contemporains[4].

Selon les systèmes politiques, le pouvoir et les croyances religieuses ont façonné des formes différentes de la vérité. Pour Michel Foucault la vérité-défi est une nouveauté du récit homérique par rapport à des usages plus anciens ou au savoir-pouvoir oriental.

Dans l’Iliade lors de la contestation entre Ménélas et Antilochos à la suite d’une course de chars, un observateur, Phoenix, avait été placé près de la borne « pour qu’il se rappelât la course et rapportât la vérité », mais on ne fait pas appel à lui lors de la confrontation. C’est une autre procédure qui est suivie. Ménélas propose « selon la règle » qu’Antilochos prête serment « par celui qui soutient la terre, qui ébranle la terre » qu’il n’a pas entravé le char de Ménélas. Antilochos se dérobe, en reconnaissant son tort.[5]

Foucault note que « dans le système classique, la vérité est dite par un tiers personnage, le témoin ; et celui-ci est chargé de dire qu’elle est du côté de l’une des deux parties. Ici […] le déroulement de la procédure ne consiste pas à dire de quel côté est la vérité, mais quelle est, des deux parties, celle qui osera affronter — ou renoncera d’affronter — la puissance de la vérité, ce foyer redoutable »[6] . Le défi est lancé par l’une des deux parties : accepteras-tu l’épreuve de la vérité, de prêter serment ? Cette épreuve est terminale : si le défenseur accepte l’épreuve, il est aussitôt vainqueur, s’il la refuse, il est aussitôt vaincu. « L’épreuve de vérité opère sans que la vérité n’ait à se manifester elle-même […] Elle fait entrer le jureur dans un autre espace d’αγων : celui qui se déroule avec ou contre les dieux. Par l’imprécation le jureur s’en remet à la puissance des dieux. […] En fait rien ne dit ce qui arrive au jureur après l’épreuve du serment : on sait seulement qu’il est en la puissance des dieux, que ceux-ci peuvent le châtier lui ou ses descendants ».[7]

C’est à partir de cette configuration typique qu’on trouve chez Homère, par des évolutions historiques complexes que la légitimité se fit jour d’une connaissance avancée sous caution d’une sanction future et que de la valeur fut attribuée à un contenu s’il était présenté comme soumis à une juridiction ultérieure. Inutile de souligner combien cela confirme que cette façon de concevoir la fabrication de connaissance est l’expression d’une vision masculine.

Mais la déduction ne suffit pas, il faut aussi des choses, des entités, sur lesquelles la déduction opère. Pour Aristote la science concerne l’universel (katholou) et non le particulier (kat-hekaston). Notons cependant qu’il se rend compte immédiatement de la difficulté que la loi elle-même est pourtant du domaine du particulier. C’est ainsi qu’il écrit « Si les principes sont comme des choses particulières et non de l’ordre de l’universel, ils ne seront pas objet de science, puisque toute science porte sur l’universel; de sorte qu’il devrait y avoir d’autres principes antérieurs aux principes qui leurs sont attribués universellement »[8]. Il nous laisse sans résoudre vraiment ce paradoxe. L’arsenal conceptuel avec lequel Aristote accompagne la proposition qu’il n’y a de science que d’universel sera ensuite très discuté durant tout le Moyen-âge et l’époque classique.

Les entités sur lesquelles la déduction permet de constituer un savoir scientifique, quelles sont-elles, a-t-on un choix possible ? Au cours du débat sur les universaux, les théologiens et penseurs du Moyen-âge avaient déjà pris quelque distance vis-à-vis de l’Antiquité, la question étant de savoir si ces notions générales sont des choses ou simplement des mots. Platon admet des entités abstraites qui sont l’essence des choses que nous observons ici-bas, les Idées, et Aristote avec un point de vue moins purifiant admet que les individus consistent en une forme, qui fait la sorte de choses qu’ils sont (un homme ou un chien ou une pierre), et en de la matière. Ces formes sont des universaux et la connaissance est fondée sur notre aptitude à extraire ces formes des individus. Platon et Aristote sont donc réalistes. Il semble que ce soit vers le 12ème siècle que des vues nominalistes commencèrent à être avancées à propos de l’exégèse de l’Isagoge de Porphyre et des Catégories d’Aristote. Notamment Roscelin (1045-1120) au lieu de les lire comme des assertions sur les choses les traite comme des discussions sur les mots.

Il est vraisemblable que ce nominalisme provienne d’une certaine défiance devant la pensée catégorielle et que ces auteurs ressentissent que celle-ci puisse outrepasser ses droits. En langage moderne le problème réside dans la suspicion d’un abus dans un découpage ensembliste de la réalité. Ceci peut sembler particulièrement « scolastique » si nous pensons aux catégories d’animal, de plante ou de pierre, mais cela ne l’est plus si les frontières des catégories impliquent des valeurs. L’ensemble cohérent de catégories devient alors un système axiologique auquel on peut ne pas souscrire et préférer un autre. Les enjeux étaient essentiellement théologiques à l’époque. Mais nous pouvons éprouver le ressenti de ces philosophes du Moyen-âge si au lieu de la catégorie d’animal nous considérons celle d’ »animal utile » et d’ »animal nuisible » tels qu’ils seront enseignés dans les manuels de la Troisième République. On perçoit immédiatement l’abus de cette classification faussement anodine : nuisible pour qui, dans quel lieu, en quelle saison, à quelle échéance temporelle ? Et de même avec la catégorie « plante médicinale », etc.

Ensuite, au 14ème siècle, le nominalisme de Guillaume d’Ockham et de Jean Buridan fait un pas de plus en récusant la thèse aristotélicienne que la connaissance est constituée des « espèces intelligibles » et en affirmant au contraire qu’elle procède directement des individus. Il apparaît dans ce second nominalisme explicitement une méfiance vis-à-vis de l’imagination et du « raisonnement imaginaire » (secudum imaginationem) qui élabore trop facilement des mondes logiquement possibles mais non réels. Il est significatif que ce soit aussi l’époque où les croyances aux démons spécialisés sont taxés d’idolâtrie et sont remplacées par la crainte d’un diable unique et polymorphe.

Voir à ce sujet sur ce blog Sagesse des divinités spécialisées


[1] Rappelons que mathématiques vient de μἀθησις action de s’instruire.
[2] La science chinoise ancienne accorde plus d’importance aux méthodes (algorithmes en mathématiques, soins en médecine) cf. Karine Chemla, Mathématiques en Chine, REHSEIS janv. 1999 et Karine Chemla et Shuchun Guo, Les neuf chapitres: le classique mathématique de la Chine ancienne et ses commentaires, Paris, Dunod, 2004.
[3] Lettre du 15 avril 1630 à l’abbé Mersenne.
[4] Voir Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard 1973, p. 273 et seq., sur le fait que Galilée n’a jamais fait l’expérience de la pierre qui tombe du mât d’un bateau en mouvement, et sur l’énigme par laquelle il annonce à ses contemporains sa découverte des phases de Venus.
[5] Cf. Homère, Illiade XXIII v. 340-592, Les Belles Lettres 1938, t. IV, p. 111-121.
[6] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, Cours 1970-1971, Seuil/Gallimard 2011, p. 72.
[7] Ibid. p. 73.
[8] Métaphysique B. 6. Ce faisant Aristote semble soulever une difficulté de pure forme. Nous imaginons fort bien aujourd’hui qu’une loi générale comme celle de la gravitation soit particulière (en 1/r2) et ne relève pas d’une loi de lois. C’est d’ailleurs l’argument développé par Emile Boutroux (avec plus au moins de bonheur cf. sur ce blog Une phrase de trop) pour tenter de s’opposer au positivisme : les lois sont particulières (De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, 1895). Ce qui est tout à fait fascinant dans la remarque d’Aristote c’est qu’elle touche les fondements des mathématiques contemporaines : les théorèmes d’arithmétique sont des lois des nombres entiers, mais l’existence d’un théorème ne relève pas d’une loi générale, l’arithmétique est indécidable.