Concept de travail

ÉCONOMIE, MACHINES ET MÉCANIQUE RATIONNELLE :
LA NAISSANCE DU CONCEPT DE TRAVAIL CHEZ LES INGÉNIEURS-SAVANTS FRANÇAIS, ENTRE 1819 ET 1829

Konstantinos Chatzis

Annales des Ponts et Chaussées, nouvelle série n°82, 1997, p10-20

 

MÊME SI LES HISTORIENS NOUS RAPPELLENT FRÉ­QUEMMENT QUE LE COMMERCE ENTRE LA THÉO­RIE ET LES APPLICATIONS NE SE RÉDUIT AUCUNE­MENT À UNE RELATION UNIDIRECTIONNELLE QUI VA DU LIVRESQUE À L’UTILE, L’IDÉE QUE LES SAVOIRS À VOCATION PRATIQUE (LES SCIENCES DE L’INGENIEUR) SONT, PAR NATURE, DÉBITEURS ENVERS LA SCIENCE PURE, RESTE SOLIDEMENT ANCRÉE DANS L’IMAGINAIRE SOCIAL. L’HISTOIRE DE LA NAISSANCE DU CONCEPT DE TRAVAIL FOUR­NIT UN CAS PARADIGMATIQUE INVITANT À METTRE À L’ÉPREUVE NOS ÉVIDENCES ET À RÉVISER NOS PRÉJUGÉS.

Mot de tous les jours depuis longtemps, nous verrons que le travail prend place dans l’armature conceptuelle de la mécanique rationnelle (et de la physique) après, et seulement après, avoir fondé la « science des machines », définie précisément comme la « science du travail des forces[1] ».
Au croisement de trois mondes, ceux de l’écono­mie, des machines en mouvement et de la méca­nique rationnelle, le travail a tous les atours d’un concept d’ingénieur. Rien d’étonnant donc à ce que l’histoire de sa naissance mette en scène trois polytechniciens, à savoir les ingénieurs des ponts et chaussées Claude-Louis-Marie-Henri Navier (1785-1836) et Gaspard-Gustave de Coriolis (1792-1843), et l’ingénieur du génie Jean-Victor Poncelet (1788-1867), dont les efforts, déployés dans une série d’ouvrages parus entre 1819 et 1829 pour fonder une « science des machines », aboutiront à la créa­tion du concept de travail[2].

Navier et ses Notes sur Bélidor[3]
En 1819, Navier assure la réédition du premier tome de l’Architecture hydraulique de B.-F. de Bélidor (1693-1761), professeur du corps de l’Artillerie[4]. Paru pour la première fois entre 1737 et 1739, l’ouvrage devient l’un des livres de chevet pour les ingénieurs jusqu’à l’aube du XIXe siècle. Mais les connaissances évoluent vite au siècle des Lumières, et l’Architecture, ouvrage paré du statut de classique, n’en prend pas moins rapidement des rides. Coulomb envisage alors, en 1781, d’en établir une édition intégrant les nouvelles connaissances déve­loppées entre-temps. C’est un autre ingénieur, Navier, qui réalise finalement ce projet, quelque quarante ans plus tard.
Le travail de mise à jour fourni par Navier est plus que considérable : plusieurs notes et additions for­ment un véritable second livre, parallèle au texte de Bélidor qui est réédité tel quel. Mais la différence qui sépare l’édition originale de celle de 1819 n’est pas seulement quantitative. Ayant grandi intellec­tuellement dans une institution-fille de la Révolution, l’École polytechnique, Navier fait partie d’une nouvelle « espèce » d’ingénieurs, inconnue de l’Ancien Régime[5]. Rompu au calcul différentiel et intégral ainsi qu’aux principes de la mécanique analytique[6], le polytechnicien ne tarde pas à inves­tir les pratiques et les objets techniques tradition­nels par les nouveaux savoirs acquis à l’X. Parmi les «sujets» qui captent son attention, les machines en mouvement occupent une place de choix. Les années 1810 sont marquées, en effet, par plusieurs tentatives de nouer un dialogue entre la théorie des machines et la mécanique rationnelle, tentatives qui culminent dans une synthèse proposée par Navier[7] dans une des multiples additions qui parsèment la réédition de Bélidor, intitulée Sur les principes du cal­cul et de l’établissement des machines et sur les moteurs (pp. 376-396). Au commencement, une question économique.

Un premier élément de comparaison

« La comparaison de diverses machines [à savoir, d’après le vocabulaire de l’époque : un moyen quel­conque par lequel un moteur, tel que les animaux, le vent, l’eau…, transmet son action à une résistance], pour le négociant et le capitaliste, se fait naturellement d’après la quantité de travail qu’elles exécutent, et le prix de ce travail. Pour estimer les valeurs respectives de deux moulins à blé, par exemple, on examinera quelle quantité de farine chacun peut moudre dans l’année ; et pour compa­rer un moulin à blé à un moulin à scier, on estimera la valeur du premier d’après la quantité de farine moulue annuellement et le prix de la mouture, et la valeur du second d’après la quantité de bois qu’il débitera dans le même temps et le prix du sciage » (p. 376). Le travail fourni (le travail étant ici syno­nyme d’ouvrage) par la machine multiplié par le prix du marché donne la clé de comparaison.
Mais aussitôt la clé trouvée, Navier se rend compte des limites qui affectent cette méthode de compa­raison. « Supposons en effet une personne qui pos­sède un moulin à blé, et qui désirerait, au moyen de quelques changements dans son mécanisme, en faire un moulin à scier. Elle ne pourrait juger de l’avantage ou du désavantage de cette opération, qu’autant qu’elle saurait évaluer, d’après la quantité de farine produite par son moulin, la quantité de bois qu’il serait dans le cas de débiter. Or cette éva­luation est une chose absolument impossible, à moins qu’on n’ait trouvé une mesure commune pour ces deux travaux de natures si différentes. Cet exemple suffit pour montrer la nécessité d’établir une sorte de monnaie mécanique, (…) avec laquelle on puisse estimer les quantités de travail employées pour effectuer toute espèce de fabrication[8]» (p. 376).
Cette monnaie mécanique existe-t-elle ? Navier répond par l’affirmative en remarquant que l’exé­cution d’un ouvrage quelconque par une machine se réduit in fine à une force déplaçant son point d’application : « Il y a toujours dans l’action d’une machine un effort ou pression exercé contre un point, pendant qu’un espace est parcouru par ce point. Cette remarque conduit naturellement à reconnaître que le genre de travail le plus propre à servir à l’évaluation de tous les autres est l’élévation verticale des corps pesants. En effet, (…) on peut toujours, quelle que soit la nature du travail exécuté par une machine donnée, non seulement dans la pensée et par une abstraction de l’esprit, mais dans la réalité, substituer à ce travail l’élévation d’un poids ; car on peut supprimer la résistance, et atta­cher, dans sa direction au point où elle agissait, une corde passant sur une poulie de renvoi, à l’extré­mité de laquelle on suspendrait un poids égal à l’effort ou pression que la résistance exerçait. Rien ne serait changé aux conditions du mouvement de la machine, qui resterait exactement le même, et dont l’effet serait seulement transformé en l’éléva­tion du poids (…)» (p. 377).

D’abord qualitatif, l’étalon de mesure est soumis au calcul

Grâce à une expérience de pensée, qui fait appel au fonctionnement d’une poulie imaginaire (mais pos­sible à matérialiser)[9], Navier voit alors dans le déplacement d’un poids se faisant suivant la verti­cale, « la nature du travail qui devra servir de terme de comparaison à tous les autres » (p. 378). Qualitatif jusqu’à présent, cet étalon de mesure sera soumis par Navier au calcul : « En examinant ce que c’est élever un poids, on voit qu’il entre dans cette opération deux éléments, qui sont la grandeur du poids, et la hauteur à laquelle on l’élève. Mais on reconnaît facilement que c’est la même chose d’éle­ver un poids d’un kilogramme à deux mètres, ou un poids de deux kilogrammes à un mètre[10] (…) ; et en général qu’il est indifférent d’élever un poids à une hauteur, ou un poids d’autant moindre à une hauteur d’autant plus grande. D’où il suit que la grandeur du travail à faire pour élever un poids est également proportionnelle au poids, et à la hauteur à laquelle on l’élève » (p. 378). Et Navier de pour­suivre : « mais puisqu’un ouvrage quelconque exé­cuté par une machine est toujours l’équivalent de l’élévation d’un poids égal à l’effort de la résistance, d’une hauteur égale à l’espace parcouru dans le sens de cette résistance par son point d’application, il suit de ce qui précède que, si l’on représente dans une machine quelconque la pression qui s’exerce au point d’application de la résistance par Q, et l’espace parcouru par ce point dans le sens de cette pression et dans un temps donné par q, la quantité de travail ou l’effet de la machine pendant ce temps devra être exprimé numériquement par le produit, Qq (…)» (p. 378).
Voici pour ce qui est de la mesure du travail (ouvrage) exécuté par la machine. Qu’en est-il de « l’action exercée par les moteurs pour (…) mettre [les machines] en mouvement et les faire tra­vailler » ? Pour répondre, il suffit de rappeler que « le moteur agit sur la machine comme celle-ci agit sur la résistance : il y a toujours au point d’applica­tion du moteur, comme à celui de la résistance, pression exercée et espace parcouru ». En faisant appel de nouveau à sa poulie imaginaire, Navier montre que si « on nomme P la pression qui s’exerce au point où agit le moteur, et p l’espace parcouru par ce point dans le sens de cette pression pendant un temps donné, l’action fournie par le moteur pendant ce temps devra être exprimée numériquement par le produit Pp (…)[11] » (p. 378-379).

Le principe de conservation des forces vives

Or les produits Qq et Pp, exprimant respectivement les effets (ouvrage, travail exécuté) d’une machine et l’action fournie par le moteur, sont deux mani­festations d’une quantité qui intervient dans une des équations fondamentales de la mécanique rationnelle, connue à l’époque sous le nom de principe de conservation des forces vives. A l’instar de ses prédécesseurs, c’est vers cette dernière que Navier se tourne afin de poursuivre sa réflexion sur la science des machines. En utilisant la notation de Navier, ce principe, appliqué à un point matériel isolé, prend la forme mathématique suivante :

mv2-mv2 = 2∫ (madx+mbdy+mcdz)         (1)
(note ai, p. 105) où :
m : la masse du point
v et v’ : ses vitesses à deux instants différents t et t’
a, b, c, les accélérations[12] du point suivant les trois axes x, y et z
dx, dy, dz, les déplacements du point suivant les trois axes pendant l’intervalle séparant les deux
instants t et t’.
Quant aux expressions madx, mbdy, mcdz, elles sont des manifestations de la même quantité, à savoir le « produit d’une pression soufferte par un corps [ma,…], multipliée par l’espace que ce corps a parcouru dans la direction de cette pression [dx,…]», quantité qui « sera nommée la quantité d’action (…)[13] » (p. 106).
De la définition de la quantité d’action, il résulte que les produits Qq et Pp sont les quantités d’action consommées respectivement au point de la résis­tance et au point d’application du moteur. Si on considère la machine comme un corps (assemblage de points liés entre eux), soumis aux forces -Q (en vertu de la loi de l’action et de la réaction), et P, le principe de conservation des forces vives prend la forme[14] :

vdv Dm = Pdp-Qdq             (2)
(p.385) où « Dm l’élément de masse des parties mobiles de la machine, l’intégrale indiquée par ∫ étant prise dans toute l’étendue de la masse des parties mobiles de la machine » (p. 385). Cette équation, signifiant que l’augmentation de la force vive (la quantité mv2chaque instant est égale au double de la quantité d’action imprimée dans le même instant, contient en germe, écrit Navier, toute « la science des machines ».

La quantité d’action est un concept mathématiquement défini

Faisons le point. Aiguillonné par un questionne­ment économique, à savoir la comparaison de différentes machines et moteurs, Navier démontre que la quantité d’action peut jouer le rôle de la monnaie mécanique, à l’aide de laquelle on peut mesurer le travail (ouvrage) exécuté par une machine et le tra­vail (action) fourni par le moteur. En même temps qu’elle est revêtue d’une signification économique et pratique, la quantité d’action (produit de la force par la distance) se présente comme un concept mathématiquement défini et auquel on peut assi­gner une place bien précise au sein de la structure conceptuelle de la mécanique rationnelle. A part le nom, quantité d’action au lieu de travail, tout semble y être. A quoi bon continuer notre histo­rique ?
Pour une raison, mais de poids. Tout en proposant la quantité d’action comme mesure mécanique du travail (ouvrage) exécuté par une machine et de l’action des moteurs, Navier, fidèle à la tradition, continue à accorder une priorité conceptuelle à la notion de force vive (mv2)[15]. La quantité d’action intervient dans ses raisonnements, non pas comme une entité ayant une signification physique autonome, mais comme une entité mathématique intervenant dans les calculs et sous la dépendance de la notion de force vive. En témoigne le passage suivant : « enfin (…) j’observerai que la quantité d’action est une quan­tité de même ordre et de même nature que celle nommée force vive (…). Concevons en effet une force qui a exercé un effort ou pression P contre un point qui a parcouru un espace p dans le sens de l’action de cette force : elle aura dépensé la quan­tité d’action Pp. Mais si la même force, au lieu d’agir contre un obstacle qui lui résiste, eût agi sur une masse m cédant librement à son action, cette masse, après avoir parcouru le même espace p, aurait acquis une vitesse v et une force vive mv2, telles qu’on aurait eu la relation mv2 = 2Pp ». Ainsi « (…) on voit que les travaux exécutés par les machines ne font proprement que représenter les quantités de force vive qu’auraient pu faire naître les forces qui ont agi sur ces machines, si au lieu de cela elles avaient agi sur des corps qui leur eussent cédé libre­ment. Ces rapprochements pourront faire appré­cier la justesse de ce mot connu de Montgolfier : la force vive est celle qui se paie (p. 380). Que la quantité d’action, conceptuellement dépen­dante des forces vives, n’ait pas une signification physique autonome est attestée également par l’usage laxiste que Navier en fait. Celui-ci pourra ainsi insérer à la fin de son addition un tableau inti­tulé : Tableau des quantités d’action que peuvent fournir moyennement l’homme et le cheval, dans divers genres de travaux, où, parmi les différents types de travaux envisagés, figure le Transport horizontal des poids. Navier calcule alors la quantité d’action journalière correspondante en multipliant le poids transporté par la vitesse et la durée du travail, et ce faisant, il « oublie » que dans tous les calculs la quantité d’action mettait enjeu un espace et une force exer­cée dans le sens de l’espace parcouru.

Coriolis et la définition moderne du concept de travail

Déjà en partie élaborée en 1819, et circulant depuis sous forme de notes, la contribution de Coriolis à la science des machines sort du cercle étroit de quelques correspondants pour atteindre, sous forme d’un traité cette fois-ci, le « grand public » en 1829[16]. Une mise en regard de leurs contributions respectives montre que les dix ans qui séparent les réflexions de Navier de l’apport définitif de Coriolis à la naissance du concept de travail ne se sont pas écoulés en vain. Navier avançait à l’intérieur d’un espace fragmentaire et composite, allant d’addi­tions en notes et entremêlant formules mathéma­tiques et considérations économiques. Coriolis, plus systématique dans sa démarche intellectuelle, livre dans un premier temps la partie « mécanique » de son raisonnement avant d’aborder la signification économique de ses réflexions.
A l’instar de Navier, Coriolis s’appuie, pour déve­lopper « la science des machines », sur le principe de conservation des forces vives. Mais contraire­ment à son camarade d’école qui subordonnait le concept de quantité d’action (travail) à celui de force vive, Coriolis n’accordera pas à la notion de force vive (mv2) la primauté conceptuelle que Navier lui réservait. Son traité est en effet marqué par l’usage systématique et parfaitement contrôlé d’un terme qui n’apparaissait dans les textes de mécanique appliquée de l’époque (celui de Navier y compris) que de façon épisodique : le travail. Celui-ci, proposé comme simple innovation terminolo­gique au début du traité, va accéder progressive­ment au statut du concept.
Dès les premières pages de son traité, et avant de présenter l’équation des forces vives, Coriolis modi­fie en effet la nomenclature de l’époque en intro­duisant l’expression de travail virtuel élémentaire : « Si un point matériel faisant partie d’un système est soumis à une force, qu’on conçoive une vitesse vir­tuelle [i.e. un déplacement][17] pour ce point, et qu’on décompose la force en deux, l’une agissant suivant la même droite que la vitesse virtuelle, et l’autre agissant perpendiculairement ; qu’on multi­plie la composante dans le sens de la vitesse vir­tuelle, par cette même vitesse ; le produit infini­ment petit qu’on obtiendra sera ce que quelques géomètres ont désigné par moment virtuel, et ce que nous appellerons travail virtuel élémentaire » (p. 11). Coriolis range ensuite les différentes forces s’appliquant à une machine, conçue à l’instar de Navier comme un assemblage des points liés entre eux, dans deux catégories : les forces mouvantes, qui favorisent le mouvement et « produisent des travaux élémentaires positifs Pds », et les forces résistantes qui s’opposent au mouvement et « produisent des travaux élémentaires négatifs P’ds’» (p. 14). L’équa­tion des forces vives devient alors :

SPds-SP’ds‘ = S(p/g)vdv                  (3)       (p.15)
p le poids de chaque point composant la machine ; S, le signe d’addition, et en intégrant :
S∫ Pds– S∫ P’ds‘= S(Pv2)2g-S(pv2)/2g             (4)     (p.15)
Jusqu’ici, l’introduction du mot « travail » à la place des termes déjà usités dans la littérature de l’époque (voir note 13), faite au demeurant sans justification particulière, n’est qu’un acte de changement de ter­minologie. Arrivé à ce point de son exposé, Coriolis procède à deux opérations : il justifie d’abord son choix en faveur du terme de travail ; il opère ensuite plusieurs déplacements par rapport à la tradition, déplacements qui vont transformer le changement de vocabulaire en innovation conceptuelle défini­tive.

De l’équation des forces vives au principe de la transmission du travail

« Naturel » et conforme au sens commun, le terme de travail évite, d’après Coriolis, les confusions sus­ceptibles d’être provoquées par l’usage du terme de quantité d’action : « La dénomination de quantité d’action, employée aujourd’hui par quelques géo­mètres pour désigner l’intégrale ∫ Pds, a l’inconvé­nient d’introduire le mot d’action, qui a déjà deux acceptions dans la Mécanique : on le prend souvent pour synonyme de force, lorsqu’on parle d’action et de réaction ; dans le principe de la moindre action, il sert à désigner l’intégrale de la vitesse multipliée par la différentielle de l’arc parcouru » (p. 16). Et Coriolis de continuer : « Quant à la dénomination de force vive, donnée jusqu’à présent aux quantités de la forme p/g (v2), c’est-à-dire au produit de la masse par le carré de la vitesse, nous la conserverons pour ne pas multiplier les nouveau termes ; seule­ment, nous appliquerons cette dénomination, à la moitié de ce produit, en sorte que la force vive sera le produit de la masse par la moitié du carré de la vitesse [c’est nous qui soulignons] » (p. 17). Grâce à ce petit geste, qui n’est pas seulement formel, ce n’est plus le travail qui est défini en termes de forces vives – nous avons vu que Navier disait que le travail (la quantité d’action selon son vocabulaire) ne faisait que représenter des quantités de force vive (supra) -mais l’inverse. La force vive, redéfinie par Coriolis (mv2/2) de sorte qu’elle sera numériquement égale au travail qu’elle peut produire, n’est plus le paramètre conceptuel fondamental. Notion désor­mais dérivée, elle est appréhendée en effet comme le « travail disponible ou travail possédé par un corps[18]» (p. 26), c’est-à-dire le travail que peut produire un corps qui a une vitesse v et un poids p en agissant sur d’autres corps jusqu’à ce qu’il ait perdu toute sa vitesse (p. 25). Ayant acquis une priorité concep­tuelle, le travail permettra à Coriolis de passer de l’équation des forces vives au principe de la transmission du travail.
La nouvelle nomenclature proposée et la préémi­nence du concept de travail posée, l’équation des forces vives (4) est énoncée de la façon suivante : Dans tout système de corps en mouvement, la différence entre la somme des quantités de travail dues aux forces mouvantes, et la somme des quantités de travail dues aux forces résistantes, pendant un certain temps, est égale à la variation de la somme des forces vives de toutes les masses du système pendant le même temps (p. 18). Mais ce n’est pas cette équation que Coriolis va pla­cer à la base de sa mécanique, accueillant le travail comme paramètre fondamental : « Lorsque l’on considère le mouvement entre deux instants où les vitesses ont été nulles (…), on a :

S∫ Pds = S∫ P’ds‘             (5) (p.18)
C’est-à-dire que la somme des quantités de travail dues aux forces mouvantes est égale, dans ce cas, à la somme des quantités de travail dues aux forces résistantes. Cet énoncé renferme le principe le plus important de la Mécanique ; on peut le nommer principe de la transmission du travail, parce qu’en effet, quand on considère le mouvement depuis la naissance des vitesses jusqu’à leur extinction, le travail produit par les forces mouvantes, c’est-à-dire par celles qui pro­viennent du moteur, se retrouve tout entier dans celui qui est dû à toute espèce de forces résistantes » (p. 18). Mais qui dit transmission intégrale, dit égale­ment conservation.
« Il résulte de ce que nous avons dit jusqu’à présent, que ce que nous avons appelé travail est une quan­tité que l’on ne peut augmenter par l’emploi des machines : celles-ci sont destinées à augmenter ou à diminuer, soit la force, soit le chemin décrit ; à les partager en plusieurs portions, à modifier leurs positions et leurs directions ; en un mot, à changer tout ce qui constitue une force et un chemin, mais sans pouvoir jamais augmenter le travail. (…) Si l’on supposait qu’on pût construire des machines sans frottement, on pourrait dire alors que le travail est une quantité qui ne se perd pas [c’est nous qui souli­gnons][19] » (p. 26-27). Le travail n’est pas seulement un terme défini mathématiquement et ayant une priorité conceptuelle sur la notion de force vive. Il prend également, grâce aux machines, une signifi­cation physique en renvoyant à quelque chose qui possède une réalité objective en dehors des équa­tions où il entre (le principe des forces vives par exemple). Notons qu’on n’est pas loin ici du prin­cipe de la conservation de l’énergie, d’autant plus que la nouvelle nomenclature adoptée par Coriolis lui permet d’écrire l’équation p (poids) x h (hau­teur) = mv2/2 (à la place de l’équation-standard de l’époque : mv2 = 2ph, voir Navier supra), à savoir l’équivalence du travail accompli et de l’énergie cinétique créée[20].

Le concept de travail devient un concept scientifique

Lui ayant attribué une signification mathématique et physique précise, Coriolis ne peut pas tolérer les usages approximatifs du terme de travail qu’on trouve dans la littérature technique destinée aux ingénieurs de l’époque. Coriolis songe surtout à des ouvrages contenant divers résultats sur le transport horizontal des fardeaux, et qui mettent sous la rubrique de quantité de travail le produit du poids transporté par le chemin parcouru. Il remarque, à juste titre, que « d’abord, pour qu’on puisse confondre dans la même dénomination le travail et le produit d’un chemin par une force qui lui est perpendiculaire, il faudrait qu’il eût une espèce d’équivalence entre ces deux quantités, que l’une pût se transformer dans l’autre ; or c’est ce qui n’est pas. Le même travail peut être accompagné d’une force perpendiculaire au chemin, celle-ci étant plus ou moins grande : ainsi avec la même force de tirage, un cheval peut traîner horizontalement depuis une voiture légère jusqu’à un bateau d’un poids énorme »(p. 34). Et Coriolis de poursuivre : « Ce serait aussi faire une erreur que de donner un nom au produit d’un chemin par une force nor­male, puisque les deux facteurs de ce produit ne
peuvent s’échanger l’un dans l’autre à l’aide des machines comme cela arrive pour le travail, et que deux produits égaux, dans ce sens, ne s’appliquent point en général à des choses qui ont une certaine
espèce d’équivalence »(p. 34-35).
Coriolis obtiendra gain de cause. Le travail sera désormais identifié sans ambiguïté au produit d’une force par le déplacement de son point d’application (estimé suivant la direction de la force). Né au ser­vice de considérations économiques, le concept de travail, ayant acquis avec Coriolis une signification mathématique et physique précise, sort du contexte pratique qui lui a donné naissance et entame sa car­rière autonome de concept scientifique[21].

[1] L’expression est due à J.-V. Poncelet, Introduction à la Mécanique industrielle physique et expérimentale, Paris, L. Mathias, 1841 (2e éd.), p. xi.

[2] Précisons d’emblée que cet article, loin de viser à l’exhaustivité, est réduit à dessein à une brève présentation (commen­taires et mise en contexte) de quelques moments forts de l’histoire de la naissance du concept de travail. I. Grattan-Guinness («Work for the Workers : Advances in Engineering Mechanics and Instruction in France, 1800-1830», Annals of Science, 41, 1984, pp. 1-33 ; «Work for the workers : enginee­ring mechanics and its instruction», dans Convolutions in French Mathematical Physics, Birkhàuser Verlag, Berlin, 1990, pp. 1046-1121) a réuni pratiquement toutes les pièces de cette histoire et en a donné une vue d’ensemble inégalée dans sa concision et son ampleur. Voir également : C.C. Gillispie et A.P. Youschkevitch, Lazare Carnot savant, Paris, Vrin, 1979 ; J.-P. Séris, Machine et communication, Paris, Vrin, 1987 ; B. et J.-F. Belhoste, «La théorie des machines et les roues hydrauliques», Cahiers d’Histoire et de Philosophie des Sciences, n° 29, 1990, pp. 1-17.
[3] Nous nous centrons sur les contributions de Navier et de Coriolis, l’apport de Poncelet à l’élaboration conceptuelle de la notion de travail restant inférieur à ceux de ses deux cama­rades d’école (sur Poncelet, voir K. Chatzis, « Jean-Victor Poncelet et la «science des machines» à l’École de Metz : 1825-1870 », dans B. Belhoste et A. Picon (dir.), L’École de l’Artillerie et du Génie de Metz, 1802-1870. Enseignement et Recherches, Paris, Musée des Plans-Reliefs, 1996, pp. 32-42).
[4] B.-F de Bélidor, Architecture hydraulique, ou l’Art de conduire, d’élever, et de ménager les eaux pour les différents besoins de la vie (« Nouvelle édition avec des notes et additions par M. Navier »), Paris, F. Didot, 1819.

[5] Sur l’ingénieur de l’Ancien Régime, voir : A. Picon, L’invention de l’ingénieur moderne. L’Ecole des ponts et chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’ENPC, 1992 ; H. Vérin, La gloire des ingénieurs, Paris, Albin Michel, 1993.

[6] Rappelons que J.-L. Lagrange publie sa Mécanique analy­tique en 1788.

[7] Une histoire plus circonstanciée de la naissance du concept de travail doit s’arrêter longuement sur la figure de L. Carnot dont les Principes Fondamentaux de l’Equilibre et du Mouvement (Paris, 1803) est une source d’inspiration majeure pour les polytechniciens de l’époque.

[8] Précisons une fois pour toutes que sauf mention explicite, c’est l’auteur de la citation qui souligne.

[9] Sur la notion « d’expérience de pensée », et ses fonctions dans un processus de démonstration, voir : T. S Kuhn, « A Function for Thought Experiments (1964) » ; Id., « Mathematical versus Expérimental Tradition in the Development of Physical Science (1976) », dans The Essential Tension, Chicago, The University of Chicago Press, 1977, pp. 241-265 et 31-65 respectivement. Rappelons que J.-L. Lagrange, en 1798, fait également appel à un train de poulies imaginaires afin de démontrer le principe des vitesses vir­tuelles, qu’il place à la base de sa mécanique. Voir l’introduc­tion de P. Bailhache dans sa réédition critique de L. Poinsot, La théorie générale de l’équilibre et du mouvement des systèmes (1805), Paris, Vrin, 1975.

[10] L’idée n’est pas originale. Descartes écrivait, en 1638, « (…) qu’il faut autant de force, pour lever un poids de cent livres à la hauteur d’un pied, qu’un de cinquante à la hauteur de deux pieds, c’est-à-dire qu’il y faut autant d’action ou autant d’effort » (Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam et P. Tannery, t. II : « Correspondance, mars 1638-déc. 1639 », p. 432. Voir aussi p. 228 et pp. 352-355). Notons que ce flotte­ment de vocabulaire — Descartes emploie indistinctement les mots force, action, effort — persiste jusqu’aux années 1820.

[11] Pour montrer que le produit Pp est la véritable mesure de l’action du moteur, Navier, raisonnant en économiste, fait remarquer que c’est proportionnellement à ce produit que l’on paie les ouvriers pour les diverses espèces de travaux : un ouvrier montant la même quantité d’eau de deux puits, dont le premier est deux fois plus profond que le second, sera payé deux fois plus cher quand il tire de l’eau du premier puits, remarque alors Navier (p. 379-380). Sur la « pensée écono­mique » de Navier (et de Coriolis), et ses rapports avec la naissance du concept mécanique de travail, voir le livre, sti­mulant mais quelquefois « tendancieux » dans ses interpréta­tions, de F. Vatin, Le Travail. Économie et physique, 1780-1830, Paris, PUF, 1993.

[12] Conformément au vocabulaire de l’époque, Navier n’uti­lise pas le terme d’accélération qui va s’imposer bien plus tard (à partir des années 1840) ; il parle en général « de vitesses que les forces peuvent imprimer au point matériel dans l’unité de temps ». Notons que l’expression consacrée à l’époque est plutôt celle de force accélératrice.

[13] Navier emprunte cette expression à Coulomb (1799). Il la préfère, pour sa force expressive, aux expressions de puis­sance mécanique (mechanical power – Smeaton (1776)), effet dynamique (Hachette, 1811), moment d’activité (Carnot, 1803). Dans les traités de mécanique analytique de l’époque, la quantité en question répond au nom de moment virtuel. Lagrange (1797) utilisera également l’expression de l’aire. (Voir : I. Grattan-Guinness, op. cit. ; T.S. Kuhn, « Conservation as an Example of Simultaneous Discovery (1959) », dans The Essential…, op. cit., pp. 66-104.).

[14] Pour passer d’un point matériel à un assemblage de points matériels liés entre eux (machine), Navier, raisonnant à l’intérieur du paradigme lagrangien, fera appel au principe de d’Alembert et au principe des vitesses virtuelles (note ai, p. 110-112)

[15] Rappelons que la notion de force vive, centrale dans la mécanique de l’époque, est au cœur d’une querelle qui a duré un demi-siècle (1690-1740) entre ceux qui suivaient Leibniz et leurs détracteurs (cartésiens français et newtoniens anglais), querelle portant sur la « force » qu’on doit attacher à un corps en mouvement (force vive versus quantité de mouve­ment). Sur la querelle, voir, entre autres : D. Papineau, « The vis viva controversy : do meaning matter ? », Stud. Hist. Phil. Sa., 8, 1977, pp. 111-142 ; et J.-P. Séris, op. cit., pp. 264-281.

[16] G.-G. de Coriolis, Du Calcul de l’effet des machines, Paris, Carilian-Gœury, 1829.

[17] « (…) on appelle vitesses virtuelles, les espaces infini­ment petits que ces points parcourraient en même temps, en quittant infiniment peu leur position, et en prenant l’un quelconque des mouvements compatibles avec l’état de liai­son. On a donné le nom de vitesse à ces espaces infiniment petits, décrits en même temps, parce qu’ils sont proportion­nels aux vitesses que peuvent prendre les points, celles-ci n’étant en effet que les rapports entre les espaces et un même temps infiniment petit employé à les parcourir » (p. 10).

[18] Remarquons que Carnot parlait de la quantité du travail (selon son vocabulaire : moment d’activité) comme étant de la « force vive latente » (L.-N.-M. Carnot, op. cit.)

[19] Est-ce qu’on peut lire dans cette phrase une anticipation du principe de la conservation de l’énergie ? La question sur
l’apport des ingénieurs (et du concept de travail) à la nais­sance du principe de la conservation de l’énergie a été posée – la réponse a été affirmative – à plusieurs reprises depuis le début du siècle. Voir, entre autres : « Principes de la mécanique rationnelle », article de E. et F. Cosserat (d’après l’article allemand de A. Voss (1901)), dans Encyclopédie de sciences mathématiques pures et appliquées, t. IV, vol. 1, Paris : Gauthier-Villars et Leipzig : Teubner, 1915, pp. 166-172 ; T.S. Kuhn, « Conservation… », op. cit. ; D.S.L. Cardwell, « Some factors in the early development of the concepts of power, work and energy », The British journal for the history of science, vol. 3, n° 11, 1967, pp. 209-224 ; Id., « Power Technologies and the Advance of Science, 1700-1825 », Technology and cul­ture, 6, n°2, 1965, pp. 188-207. Outre la citation de Coriolis, citons ici un passage de Poncelet qui annonce également le principe de la conservation de l’énergie : « L’eau renfermée dans le réservoir d’un moulin, représente un certain travail disponible, qui se change en force vive quand on ouvre la vanne de retenue ; à son tour, la force vive acquise par cette eau, en vertu de sa chute du réservoir, se change en une cer­taine quantité de travail quand elle agit contre la roue du moulin, et celle-ci transmet ce travail aux meules, etc., qui confectionnent l’ouvrage » (J.-V. Poncelet, op. cit., p. 129).

[20] Le terme d’énergie cinétique est introduit par W. Thomson (Lord Kelvin) et P.G. Tait dans les années 1880.

[21] Autonomie ne veut pas dire absence de relations avec le monde de la pratique. Coriolis, à l’instar de Navier, considère que la quantité de travail sert de base à l’évaluation des moteurs dans le commerce. Son traité contient plusieurs réflexions d’ordre économique (voir F. Vatin, op. cit.).