Sur Hermann Weyl

Parmi les œuvres philosophiques du mathématicien et physicien Hermann Weyl l’ouvrage Philosophy of Mathematics and Natural Science (Princeton University Press 1949) tient une place particulière parce qu’il a été retravaillé par l’auteur à vingt ans d’intervalle et se compose ainsi d’une partie principale écrite en 1927, peu remaniée, et d’appendices rédigés plus tard à une époque où beaucoup de bouleversements s’étaient produits en physique et en mathématiques.
Dans le vaste domaine de connaissances qu’Hermann Weyl aborde dans ce livre nous nous intéresserons d’abord à ses vues en probabilités qui se situent comme une jonction entre les mathématiques et la nouvelle physique, puis à ses idées en biologie qui portent à la fois sur la génétique et sur la morphogenèse.
Le corpus principal publié en 1927 s’adresse à un large public et ne pénètre pas les technicités formelles des mathématiques et de la physique. Néanmoins sur les thèmes habituels ressassés par la philosophie courante, par exemple sur le hasard dû à des « petites causes » qui ont de « grands effets », Hermann Weyl apporte quelque chose de plus qui lui vient tout simplement de sa fréquentation de représentations mathématiques porteuses de spécificités intéressantes. Ainsi le hasard de la « coïncidence » est présenté dans un cadre qui permet de lui donner une phénoménologie fondée mathématiquement : il prend l’exemple du tir sur une cible circulaire divisée en plusieurs secteurs, en rotation rapide uniforme :

« la cause est l’instant t où l’on appuie sur la gâchette, l’effet, le numéro y du secteur qui est touché. y est une fonction discontinue de t, soit y=f(t).  Les circonstances essentielles pour le hasard sont les suivantes : (i) soit T la durée du jeu à l’intérieur de laquelle t peut être déterminé si on prend le plus grand soin subjectif; alors f(t) prend toutes ses valeurs durant l’intervalle T, c’est-à-dire que les intervalles de l’axe des t sur lesquels f(t) reste constante sont petits en comparaison de T. (ii) Si on suppose, en outre, une distribution arbitraire de probabilité sur l’axe des t de sorte que la probabilité d’appuyer sur la gâchette durant un intervalle infiniment petit de t à t+dt soit de la forme h(t)dt, alors la probabilité des divers y peut être calculée mathématiquement. Ces probabilités sont presque indépendantes de la densité h(t). »

C’est le théorème des fonctions arbitraires, traité par Henri Poincaré dans son cours de 1912, et grâce auquel celui-ci explique la répartition quasi uniforme des petites planètes dans la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. Le théorème est valide dès que la probabilité sur l’axe des t possède une densité et même pour certaines probabilités qui n’en ont pas ([1]). Ce système dynamique constitue donc un moyen de fabrication de hasard concret opérationnel et prouvé mathématiquement.
Hermann Weyl poursuit par l’évocation de certains de ses propres travaux qui sont également porteurs de conséquences sur la philosophie du hasard. Il suppose une molécule individuelle ponctiforme qui se meut dans un cube de côté 1 avec une vitesse uniforme en ligne droite, et qui rebondit sur les parois selon la loi habituelle de la réflexion. Il explique alors que la molécule va visiter chaque élément de volume du cube durant une durée asymptotique moyenne égale au volume de l’élément, autrement dit la probabilité de présence de la molécule est équirépartie dans le cube, ceci à la condition toutefois que les composantes v1 , v2 , v3 , de la vitesse initiale ne soient pas reliées par une relation du type n1v1+n2v2+n3v3 =0 avec des coefficients n1 ,n2 ,n3 rationnels. C’est un des théorèmes d’équirépartition de Weyl. Si cette condition initiale est satisfaite, qui signifie une indépendance algébrique des composantes, le système fournit asymptotiquement une indépendance stochastique puisque la mesure uniforme sur le cube est une probabilité qui rend indépendantes les coordonnées.
Nous avons donc un dispositif déterministe qui fournit, asymptotiquement certes, mais mathématiquement rigoureusement, un hasard parfait.

Ceci me remet en mémoire une anecdote qui mérite d’être contée. Quelques années après la réception de son prix de la Banque de Suède (1988) appelé prix Nobel d’économie, Maurice Allais (major de l’X) s’était proposé de faire une conférence à l’École Normale de Cachan pour exposer certains de ses travaux mathématiques qui montraient que le déterminisme peut engendrer le hasard. La conférence avait été largement annoncée à l’avance avec affiches et résumés, et elle avait attiré nombre de chercheurs et de professeurs intrigués par ces recherches qui sortaient des compétences économiques qu’on connaissait à Maurice Allais et que la presse avait relatées.
Rapidement je compris que le théorème qu’avait démontré Maurice Allais était conséquence des résultats d’équirépartition asymptotique établis par Hermann Weyl une soixantaine d’années auparavant. Poussé par mes collègues durant toute la conférence, je me dévouai à le lui faire remarquer, ce qui ne manqua pas de provoquer sa colère. On n’entendit pas sa réponse dans le brouhaha de la salle.
En vérité c’est un trait fréquent des chercheurs très talentueux dans leur confiance en soi individualiste de croire que, parce qu’ils ont découvert par eux-mêmes une belle réalité, celle-ci est nouvelle aussi pour les autres et ils ne prennent pas la peine de le vérifier. Il est vrai qu’en économie et plus généralement dans les sciences sociales et encore davantage en philosophie, le choix de citations fait partie de l’engagement de l’auteur et le pousse à scotomiser les penseurs qui défendent des vues contraires. Doit-on dire que les mathématiques ont la spécificité d’être cumulatives ? Le terme est inadéquat, les mathématiciens ont une forme de respect pour toutes les démarches du passé mais raffolent des idées simplifiantes qui vont plus vite et élargissent les résultats.

Revenons à Hermann Weyl dont nous avons mentionné les travaux sur l’équirépartition. Sa pensée sur la biologie est intéressante parce qu’elle est remarquablement précise et juste. Seulement elle se trouve être aussi datée parce que se situant quelques années avant le grand tournant que fut la découverte de la double hélice et les clarifications des systèmes ouverts, hors de l’équilibre thermodynamique, par Prigogine. Revenons donc à cet ouvrage Philosophy of Mathematics and Natural Science rédigé pour la majeure part avant 1927 et complété par des appendices en 1949.
Gardons en tête que 1927 se situe avant le bouleversement des fondements des mathématiques dû aux résultats de Gödel, Church et Turing et en pleine période de recherches actives désignée sous le nom de programme de Hilbert dans laquelle s’inscrivait notamment les travaux du jeune et brillant Jacques Herbrand, également avant le mûrissement du formalisme de la physique quantique, mais aussi avant les résultats des années 1930 sur les transformations laissant certaines mesures invariantes avec le célèbre théorème ergodique de G. D. Birkhoff. Et pourtant Hermann Weyl n’a pas jugé nécessaire de refondre son ancien manuscrit se contentant, à part quelques retouches, d’y ajouter une centaine de pages sous forme de six appendices.
Le premier concernant « La structure des mathématiques » porte sur la question des fondements et constitue un exposé lumineux des résultats de Gödel sans se perdre dans les détails techniques mais en conservant toute la rigueur nécessaire. En particulier il explicite comment les formules logiques peuvent être numérotées de façon effective par des nombres entiers et, de façon similaire, que les démonstrations, qui sont certaines suites de formules, peuvent elles-mêmes être numérotées effectivement par des entiers, permettant les raisonnements menant à l’existence d’énoncés indécidables en arithmétique, pourvu que celle-ci soit supposée non contradictoire (faute de quoi tout y est démontrable évidemment).
Dans l’appendice suivant intitulé « Ars combinatoria », Weyl utilise son exceptionnelle maîtrise des questions combinatoires et de dénombrement pour explorer la biologie sous l’angle de l’hérédité gravée dans la composition moléculaire des cellules primaires, dans le même esprit que ce qu’évoquait Erwin Schrödinger en parlant de cristal dans What is Life ? (1945). Au paragraphe 4 de sa discussion il fait remarquer incidemment que

Les structures en arbres utilisées pour décrire les gènes sont du même type que celles utilisées pour désigner les démonstrations en logique comme expliqué dans l’appendice précédent.

Ce commentaire est fait avant les années 1950 et la révolution que sera la découverte de la structure en double hélice de l’ADN et les avancées prodigieuses et rapides qui s’en suivront jusqu’à l’édition des génomes des espèces courantes dont l’homme en particulier.
Il me semble qu’Hermann Weyl est le premier à remarquer si explicitement l’identité structurelle entre les démonstrations en mathématiques et les grandes structures moléculaires de la biologie. Étant donné le contenu logique et épistémologique de l’appendice où il expose les questions de fondements après Gödel, il est clair que Weyl ne fait pas la remarque ci-dessus sans penser que les résultats de limitation des formalismes portent également enseignement pour la biologie.
Mais il ne pousse pas les conséquences de sa remarque fondamentale jusqu’à relever la parenté entre l’activité mathématique de démontrer et celle du chimiste ou du biologiste de synthétiser ([2]). Il termine son Ars Combinatoria par des considérations de thermodynamique statistique et les modifications que lui impose la théorie quantique autour des questions d’indiscernabilité et d’exclusion.
Ceci est à relier au tournant des mentalités qui est apparu dans les années 1950 avec la découverte de la structure de l’ADN qui a imposé de prendre en considération la structure propre d’une molécule et non plus d’aborder l’échelle moléculaire uniquement avec les outils statistiques et les concepts comme l’entropie. Considérer qu’une molécule particulière puisse avoir par les particularités uniques de sa structure des conséquences macroscopiques majeures est une possibilité qui ne trouva son élucidation qu’avec la considération de systèmes ouverts qui peuvent être maintenus hors de l’équilibre thermodynamique par un flux d’énergie ou de matière.
Cette révolution paradigmatique a été fort justement soulignée par Laurent Loison à propos de Jacques Monod ([3]). Elle apparaît en l’occurrence comme une volte-face étant donnée la radicalité avec laquelle celui-ci prend le parti d’une vision algorithmique de la correspondance génome-phénotype où aucun phénomène statistique n’intervient, si ce n’est par le jeu de l’irrégularité des mutations pour rendre compte de l’évolution phylogénétique.

L’appendice suivant « Valence chimique et hiérarchie des structures » est un approfondissement de la physique moléculaire en vue de donner des bases fondamentales à la chimie. La hiérarchie se situe dans la réduction des niveaux de représentation. Hermann Weyl en dégage trois du plus profond qui est celui de la théorie quantique elle-même, au plus schématique qui est celui de la représentation des molécules par diagramme de valence.
Néanmoins Weyl fait sentir le rôle profond de la combinatoire. Il y insiste, et lui attribue une importance prometteuse dans l’étude des êtres vivants. Il écrit ainsi en 1947 :

Dans les dernières décennies cependant, des structures continues et combinatoires sous-tendant les phénomènes naturels ont acquis une importance croissante. Ici un niveau plus profond semble venir au jour, pour la description duquel notre langage ordinaire est terriblement inadéquat. Les appendices précédents témoignent de ce changement de conception. Nous ne pouvons faire plus cependant que de rassembler le matériau pertinent ; la pénétration philosophique reste en grande partie une tâche pour le futur.

D’ailleurs dans le dernier appendice intitulé « Physique et biologie » tout en poursuivant sa démarche de recherche qui consiste à tenter de rendre compte des mutations génomiques en termes d’états quantiques, il a ces phrases prémonitoires :

Cependant, alors que dans un cristal les briques sont répétées périodiquement, chaque atome a, dans le gène, sa place et son rôle non interchangeables. C’est pourquoi Schrödinger nomme le gène « Cristal apériodique » et lui assigne un degré d’ordre et d’organisation plus élevé qu’au cristal périodique. Alors que l’ordre et la régularité macroscopique de la nature sont fondés, d’après la thermodynamique, sur un désordre microscopique, nous rencontrons, dans le cristal et dans les chromosomes des noyaux cellulaires, un ordre qui ne se laisse pas écraser par le désordre thermique.

On a bien l’impression, ensuite, qu’Hermann Weyl comprend que la partie se joue dorénavant chez les expérimentateurs, pour un certain temps en tout cas, et il se tourne dans ses conférences et dans son livre Symmetry vers des horizons plus larges où il fait montre de sa vaste culture à la fois scientifique et artistique.

[1] Cf. N. Bouleau, The Mathematics of Errors, Springer 2021, chap. 16, p363 et seq.

[2] Voir pour l’approfondissement de cette idée N. Bouleau, Ce que Nature sait, PUF 2021, Chap. III, et La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse Spartacus-idh 2022.

[3] L. Loison « Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism? » Comptes Rendus Biologies, Vol 338, Issue 6, June 2015, 391-397, Elsevier 2015.