Les jours qui passent et les décisions à prendre

Donner du sens à l’accord de Paris en atteignant la neutralité carbone en 2030 est possible. Pour cela la France doit montrer qu’elle a compris qu’il faut élaborer les choix en concertation avec les gens ordinaires. Sinon on va ouvrir des failles bien connues entre les riches et les pauvres, entre les possédants et les vulnérables, entre ceux qui peuvent s’adapter et ceux qui sont contraints, et aussi entre la science et la vie.
Ce n’est pas ce que la compétition géopolitique globalisée suggère où les capitaines d’industrie excellent. Comme Patrick Pouyanné qui vient de signer, ce début juillet, un contrat de 10 milliards de dollars pour l’exploitation de pétrole en Irak ce qui va permettre de développer le trafic aérien où la demande est forte.
Mais ce n’est pas non plus ce que chaque électeur traduit de ses problèmes quotidiens dans l’isoloir. Car pour lui le climat est une donnée qui résulte plus de tous les autres que de son opinion.
Si la raison économique et la raison politique, telles qu’elles ont fonctionné depuis 50 ans, permettaient de quitter les ornières qui mènent à la catastrophe environnementale, la planète n’en serait pas encore à émettre plus d’équivalent CO2 que l’an dernier.
Il s’agit de construire des décisions efficaces les plus justes possibles, cela veut dire avec une concertation qui implique les gens, c’est-à-dire une codécision réaliste la moins injuste, car on sait que de toute façon réduire sur la drogue énergétique sera douloureux et couteux. Il est absurde de le cacher.

Reprenons ces points en détail
En explicitant ci-dessous je ne prétends pas boucler des réponses aux diverses antinomies mais simplement suggérer des ouvertures envisageables. Je m’appuie sur l’ouvrage de Dominique Bourg et Kerry Whiteside Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique [1], qui situe bien le tournant qu’il faut penser, et je mets le projecteur sur l’économie, la géopolitique, et le fonctionnement social de la science.

Quelle est la dynamique du changement engagé ? 
La fenêtre d’opportunité pour atténuer les dommages est étroite. Pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, il faudra modifier rapidement et profondément les attitudes, les normes, les incitations et les politiques. La température en degrés, ces 1,5 °C, ne sont pas une borne supérieure des modifications prévisibles, pas du tout, elle repère une caractéristique moyenne simplifiée du système Terre, qui résume un surplus d’énergie dans l’atmosphère. Une conséquence majeure est une plus grande variabilité spatiale et temporelle, des pics de chaleur, de vent, et de précipitations difficilement prévisibles et provocant incendies, inondations et chaleur humide. Mais l’image d’un monde simplement plus bruyant est fausse. On sait que les non-linéarités vont engendrer des irréversibilités et des destructions définitives. Par exemple si la glace du Groenland vient à fondre considérablement en été elle pourrait ne plus se former en hiver même si la teneur en CO2 redescend. Pour le vivant ce changement dû à l’homme est très rapide et s’apparente à un choc.
Malgré les avertissements du GIEC les émissions de CO2 continuent d’augmenter ainsi que l’extraction de pétrole et de charbon. Mieux comprendre les raisons de cette cécité est indispensable.

Les préoccupations des gens
Plusieurs études internationales montrent que les soucis des personnes portent d’abord sur les inégalités sociales, l’inflation et le pouvoir d’achat, les crimes et les violences, la corruption, la santé publique, avant le changement climatique. La France ne fait pas exception, elle est plutôt moins affectée que ses voisines. Les familles de bas revenus sont très contraintes et soumises à beaucoup d’autres imprévus que ceux de la météorologie. Non seulement elles subissent (cf. les «capabilities» d’Amartya Sen) mais elles souhaitent accéder au mode de vie des classes moyennes des pays développés ce qui entraîne une forte demande sociale de consommation des ressources naturelles et de produits manufacturés.
Sous cet angle, compte tenu des préoccupations des électeurs, la démocratie représentative semble un dispositif particulièrement judicieux pour le changement climatique, une aubaine pour résoudre la contradiction entre le désir individuel du citoyen et son intérêt collectif.

Les représentants élus
Pourtant force est de constater, vus les résultats, que cela ne va pas si simplement.  En système représentatif, si l’électeur ne s’est pas abstenu, c’est qu’il accepte une part de hors-champ dans le mandat qu’il transmet, une part de décisions sur des préoccupations au-dessus des manettes qu’ont en main les citoyens du monde chacun individuellement. Pourquoi donc ce hors-champ ne suffit-il pas à régler le problème climatique ?
Les élus sont 1°) imprégnés de logique économique 2°) influencés par le cadre géopolitique, et 3°) ne sont pas assez légitimes scientifiquement.

1°) La logique économique
D’une façon générale, selon le point de vue économique, la date de chaque dommage futur n’est pas fixée dans l’absolu. Elle dépend du hasard comme le cours de toutes les valeurs cotées. Avec le temps qui passe il y a des usages qui s’améliorent et des facteurs qui s’aggravent. Le plus simple économiquement est de penser les dommages comme on pense les risques de contrepartie c’est-à-dire selon un délai gouverné par un paramètre qui est un taux d’intérêt. Dans ces conditions lorsque le temps s’écoule, la loi de probabilité qui gouverne le délai avant la chute ne change pas, et il n’y a pas de raison de modifier sa stratégie. La rationalité économique courante pousse au business as usual.
Il faut distinguer les agents qui subissent, et ceux qui prennent des initiatives proprement financières. Pour les agents qui n’ont pas accès aux assurances fournies par les produits à terme des marchés financiers, les petits agriculteurs par exemple ou les petites entreprises, c’est la volatilité des marchés qui crée les incertitudes. Les marchés financiers qui gouvernent toute l’économie mondiale fabriquent de l’agitation par leur fonctionnement propre. Pour les décisions qui se présentent au petit entrepreneur, modifier ses produits, changer ses équipements, embaucher du personnel, l’incertitude incite à l’immobilisme par prudence. C’est donc à l’État, aux députés, d’indiquer la direction à prendre en fonction des cas particuliers et des circonstances.
Les agents importants, au contraire, appréhendent les changements politiques par leurs répercussions sur les marchés. Par exemple Christine Lagarde s’exprime dans la presse pour rappeler qu’un « dérapage politique ou géopolitique crée de la volatilité et peut avoir un impact sur les marchés »[2]. Les risques sont pensés à travers les coûts des incertitudes financières. Ce qui revient à se soumettre à la rationalité ou plutôt à l’irrationalité des marchés.
Cette voie n’a rien donné jusqu’à présent concernant le climat. On doit penser sérieusement maintenant à remplacer le système des produits dérivés aléatoires par des accords internationaux sur les volumes de production et sur les prix à moyen terme pour toutes les ressources fossiles.
La grande mutation de la finance qui eut lieu dans les années 1970 en appliquant les idées de Arrow et Debreu sur la mise en marché des contrats à terme peut être considérée comme un coup de génie du point de vue du développement et de la gestion par les marchés des incertitudes économiques. Mais il faut maintenant se rendre à l’évidence que ça ne marche pas pour les risques environnementaux. Le temps de réaction de la réalité matérielle est trop long par rapport à l’hypersensibilité des affects des cotations (cf. le rapport de 2015 du gouverneur de la banque d’Angleterre Marc Carney)[3], et la volatilité empêche l’expression suffisamment précise des tendances [4].
Dit autrement, confier aux actionnaires, et à leurs regroupements en fonds de placement, la gouvernance des incertitudes futures revient à répartir les risques en fonction de la puissance financière et non à gérer la totalité des rejets dans l’atmosphère.

2°) Le cadre politique et géopolitique
Dans un pays comme la France la politique est un processus complexe faisant intervenir des institutions locales, des groupements professionnels, syndicats et conventions internationales du travail, des partis politiques, des institutions nationales régies par la constitution, des structures européennes et des traités internationaux. L’organisation de ces institutions est fixée par des textes précis ou larges selon les cas. Le rôle des partis est important dans toutes les élections qui sont au cœur de la vie démocratique notamment dans les scrutins par liste où les processus d’inscriptions ne sont pas formalisés.
Au niveau de l’État le partage des décisions entre le législatif et l’exécutif est particulièrement délicat, certaines lois étant très précises et certaines dispositions administratives pouvant avoir des conséquences générales.
En ce qui concerne le climat la politique doit évidemment tenir compte de ce que font les autres nations et de tout ce qui se passe internationalement, ce qu’on appelle la géopolitique.
Même si on focalise l’analyse sur les facteurs du changement climatique le problème se ramifie et affecte tous les rapports de forces économiques et militaires. A cet égard malgré les universités les plus brillantes au monde et les laboratoires privés et publics les plus créatifs, les Etats-Unis ne montrent pas l’exemple. Les dépenses militaires américaines s’élevaient à 801 milliards de dollars en 2021 devant la Chine 293 milliards et la Russie 66 milliards [5].

Émissions de CO2 issues de combustibles fossiles en 2017, par région du monde et par habitant. En ordonnées, les émissions de CO2 par habitant (t/an/hab) ; en abscisse, population par région (milliards). La surface donne ainsi les émissions anthropiques annuelles totales par région (t/an) ; la ligne rouge indique la moyenne mondiale par habitant.
Les émissions considérées sont celles produites sur le territoire. Si l’on attribuait au pays consommateur les émissions dues à la fabrication des biens les émissions chinoises seraient fortement diminuées. 
Les nations qui dépassent la ligne rouge sont sur-émetteurs. Pour eux une politique d’adaptation sans diminution revient à utiliser leur excès d’émission par rapport à la moyenne pour se perfectionner techniquement. Au contraire pour les pays qui émettent moins que la moyenne mondiale par habitant l’adaptation signifie essentiellement soigner les dégâts dus à l’effet de serre provoqué par les pays sur-émetteurs.
         L’idée défendue dans les années 1990 qu’il faut compter les émissions par unité de PIB est irrecevable maintenant que l’accroissement des rejets perdure car elle revient à autoriser les habitants des pays riches à polluer davantage que les autres.

A l’évidence la géopolitique n’est pas une œuvre de charité, l’avenir n’est conduit ni par le dalaï-lama, ni par le pape, ni par un penseur rationaliste et agnostique comme Bertrand Russell qui écrivait en 1960 « Il est en notre pouvoir de faire un monde bon ; et c’est pourquoi, quel que soit le travail et le danger qui nous attendent, nous devons le faire »[6]. Pour l’intérêt collectif il n’y a pas de chef d’orchestre et les Etats-Unis, par leur puissance économique, ont imposé une limite à la raison collective en n’acceptant pas de signer l’accord de Paris s’il était financièrement contraignant [7].
Ce que les décennies et les siècles à venir vont nous apprendre, jour après jour, c’est que la détérioration de la planète n’est pas brutale mais progressive. La littérature qui n’évoque que l’apocalypse est théorique. En fait, si la politique mondiale actuelle perdure, il y aura toujours des humains bien placés et des humains dans la détresse à cause du climat et des ressources naturelles. La question est de savoir si l’accentuation des difficultés se répartit uniquement selon des critères économiques ou si des valeurs de civilisation, de sagesse et de prudence vont intervenir. A propos des Etats-Unis on a peine à croire que dans un pays où la classe dirigeante est imprégnée de pragmatisme, cette persévérance dans la coercition par le truchement du climat ne soit pas intentionnelle.[8]

3°) La science n’est pas toute bonne.
Est-il absurde de critiquer la science ?
Pour beaucoup de penseurs, et particulièrement les épistémologues, il est impossible qu’une avancée de connaissance ne soit pas un avantage, et sous une forme ou une autre un progrès, car on peut toujours veiller à la manière d’utiliser ce savoir.
Pourtant la bombe atomique ne saurait être considérée comme un progrès. Les œuvres des philosophes Günther Anders [9] et Karl Jaspers [10] soulignent et expliquent cette erreur. Elle vient d’une confusion entre une morale individuelle qui considère le contexte social comme donné et l’éthique collective qui porte sur l’avenir de la civilisation.
Le cas du nucléaire n’est pas le seul exemple. Très représentatif de l’irresponsabilité de la science est le cas de la chimie avec la découverte puis le développement de la polymérisation. Cela a commencé avec la nitrocellulose. La démarche, purement abstraite, consiste à ouvrir certaines liaisons d’une molécule pour pouvoir l’accrocher à elle-même et ainsi réaliser des chaines linéaires, ou des réseaux de dimension deux ou trois. Les savants et leurs équipes publiques et privées ont étudié les méthodes d’obtention de ces grandes molécules. Une production pléthorique de nouvelles substances aux propriétés variées a marqué la seconde moitié du 20ème siècle, en façonnant progressivement tous les objets de la vie quotidienne. De petits bazars sont apparu dans les villes où tout était en plastique. La production mondiale de plastique est passée de 2,3 millions de tonnes en 1950 à 162 millions en 1993 et à 448 millions en 2015. Ces grandes molécules font des miettes durables qui se mélangent au plancton dans les océans et les petits poissons qui vivent en banc et se nourrissent de plancton ne peuvent pas ne pas en avaler, mettant en péril la longue chaine trophique de la mer. Les grandes molécules du vivant sont très différentes : elles sont métastables. Celles-ci ne se maintiennent que par la collaboration du contexte dans des systèmes ouverts qui reçoivent de l’énergie et de la matière, raison pour laquelle elles sont biodégradables. Les savants se sont focalisés sur l’innovation que le progrès économique a facilement financée.
Pour situer le rôle que devrait jouer la science dans un processus démocratique pour appréhender le long terme, il faut retravailler les angles sous lesquels cette notion a été vue qui ont façonné son ambivalence actuelle.

Critiques « classiques » de la science
Lorsqu’elle est bien faite, la science fournit des faits ou des lois qui nous convainquent sans répondre aux questions essentielles. Aussi a-t-elle été accompagnée depuis la nuit des temps de préoccupations et de savoirs davantage reliés à notre sensibilité, que l’on regroupe sous le terme de spiritualisme ou spiritualité. Tout un pan de notre vie individuelle et collective lui échappe.
Le réductionnisme pose au contraire que toute limite de la connaissance est provisoire, et que la science conquerra tous les domaines, point de vue de Ernst Haeckel qu’ont dénoncé bien des auteurs (Émile Boutroux, Henri Bergson, etc.) et qui se trouva réfuté pour les mathématiques elles-mêmes par l’échec du programme de David Hilbert en 1930.[11]
Au 20ème siècle les philosophes ont surtout porté la critique sur les conséquences de la technique (Martin Heidegger[12], Jacques Ellul[13], etc.) en tant que machinerie que personne ne dirige et qui nous entraîne sans que nous le voulions vraiment.

La science comme socialement produite
Un large courant s’est développé au 20ème siècle considérant que les « modernes » avaient fait l’erreur de penser que la science était par essence absolue au-dessus de la réalité et de la nature (Serge Moscovici, Bruno Latour, Michel Callon, sciences studies etc.). D’où il résulte que le social et les changements qui s’y produisent sont susceptibles d’influencer les processus de fabrication de connaissance.
Aujourd’hui le courant post-moderne de la sociologie des sciences est loin d’être entièrement critique à propos du progrès techno-scientifique. Beaucoup d’articles sont purement descriptifs, et certains vont jusqu’à défendre l’idée de substituer à la nature une nature artificielle répondant mieux aux besoins.
A contrario la sociologie des sciences porte la critique sur l’éco-modernisme qui prétend résoudre les dommages climatiques par des dispositifs techniques.

La science comme valeur morale
Certains penseurs ou beaucoup de scientifiques renommés ont défendu l’idée que la science en elle-même pouvait être le fondement d’une morale. La vision de l’extension de la connaissance comme progrès moral prit une expression particulièrement claire chez Francis Bacon (1561-1626) qui influença fortement les auteurs de l’Encyclopédie.
Au 19ème siècle on doit citer les courants des saint-simoniens et le positivisme qui eurent un rôle majeur sur la déontologie des savants (Claude Bernard, Marcellin Berthelot, etc.) bien plus que sur la société comme l’eût souhaité Auguste Comte.
Ensuite les courants se diversifient. Au 20ème siècle des esprits comme Bertrand Russell et Henri Poincaré qui s’opposent sur plusieurs sujets, partagent la valeur de la lumière apportée par la connaissance. C’est encore le cas de Jacques Monod par son célèbre livre Le hasard et la nécessité, ouvrage d’une violence idéologique extrême qui proclame que la nature est au hasard donc que les chercheurs ont le droit de tout essayer, et qui dans son dernier chapitre conclut en posant comme morale collective de faire confiance aux scientifiques.
Notons que sans aller jusqu’à en faire une morale Sigmund Freud considérait que la science menait forcément à la paix.[14]

La critique du scientisme
Sur quoi repose vraiment l’autorité des élites scientifiques vis-à-vis des jeunes chercheurs pour indiquer les directions que doit suivre l’investigation et pour désigner les travaux importants. C’est la question que pose Alexandre Grothendieck et le mouvement Survivre et vivre dès les années 1970-74 en comparant la science à une église.[15] La hiérarchie commande non par des choix argumentés mais par des dogmes en complicité avec l’industrie d’armement. Les physiciens se sont compromis en rendant possible la bombe atomique. La science est conduite par une micro-élite prestigieuse selon des critères disciplinaires complètement coupés de ce que vivent les gens et sans souci de l’avenir de la nature.
Une version due à Pierre Samuel moins polémique souligne les limites intrinsèques de la science tout en conservant le rationalisme contre la pensée magique de l’époque (Louis Pauwels Le matin des magiciens et la revue Planète).[16]

Critiques plus récentes
Se rattache à la critique du scientisme la prise de conscience féministe de la dissymétrie entre les rangs masculins et féminins à l’université. Tout à fait révélateur est l’ouvrage de Pierre Bourdieu La domination masculine où celui-ci étudie la suprématie des hommes dans toutes les branches professionnelles sauf dans l’activité scientifique. Ce point aveugle encore en 1998 est éloquent des biais cognitifs de l’institution elle-même.
Autre critique : la recherche est absente sur certains thèmes, notamment sur des sujets qui ne sont pas portés par le marché. Michel Callon a souligné le rôle que peuvent avoir les groupes concernés et montré qu’ils peuvent contribuer à orienter la recherche vers des questions hors des agenda spontanés des laboratoires et contribuer à des solutions – c’est le modèle de la co-production des savoirs – particulièrement pour les maladies rares.[17]

Aujourd’hui apparaît un phénomène dont l’importance est nouvelle : la communauté scientifique n’est plus une entité de frontière bien circonscrite. C’est particulièrement marqué à propos de la biologie qui connut une vraie révolution à partir de la découverte de la structure de l’ADN dans les années 1950. La biologie de synthèse s’est considérablement développée en cinquante ans, avec d’abord la mise en culture de plantes génétiquement modifiées (maïs, soja, coton, etc.) en laboratoire puis en plein champ sur des surfaces considérables, en particulier d’espèces résistantes à des herbicides et pesticides puissants. Puis ces techniques se sont étendues aux animaux pour obtenir des espèces plus performantes pour la consommation (saumons etc.). Nous en sommes maintenant en biologie moléculaire à des recherches sur les virus et de nombreuses applications à l’homme.
Les enjeux économiques, stratégiques et sociaux sont si importants que le réflexe de prudence des chercheurs est souvent de « cacher leur copie » c’est-à-dire de travailler en secret.[18] La belle « éthique du scientifique » de Jacques Monod a peu à voir avec la réalité. Du coup elle constitue une vision dangereuse pour l’homme et aussi pour la nature. La pratique actuelle de la biologie en se focalisant sur la combinatoire moléculaire sous-estime gravement l’importance du contexte et la primauté des écosystèmes dans l’équilibre collectif des êtres vivants. Si on compare ce qui est réalisé par la combinatoire en laboratoire et les durées qui ont permis aux espèces de co-évoluer les échelles de temps complètement différentes.[19]

L’innocence du chercheur fabriquée
Un concept clé pour comprendre le rôle de la science dans la société contemporaine est celui d’opportunisme. En ce sens particulier il est tiré de la théorie de l’Évolution. Si on analyse les yeux des vertébrés qui sont tous fondés sur les mêmes principes d’optique, on a pu montrer que les poissons, les oiseaux, les amphibiens, les souris et les hommes utilisaient pour leurs cristallins des protéines translucides différentes qui préexistaient chez eux avant la formation des yeux et servaient pour autre chose.[20]
De même pour la socialité de la science : souvent le chercheur trouve ce qu’il n’a pas cherché, une combinaison, une propriété, un effet. Et ensuite l’ingénieur civil ou militaire « grapille » dans ces trouvailles ce qui l’intéresse pour des fins poursuivies.
On peut résumer ce trait en disant que la science propose et l’industrie dispose. Le savant se trouve grâce à cette séparation de l’utilité et de la recherche dans une situation inespérée de confort moral alors que la société, au contraire, devient de plus en plus contrainte et soumise à des risques croissants (cf. Ulrich Beck).

Le pari de Pascal inversé
Concrètement, si nous reprenons l’exemple ci-dessus de la polymérisation nous voyons que les molécules des nouveaux plastiques font l’objet de brevets qui protègent l’application de l’innovation durant le court terme (20 ans en général) et garantissent les profits, mais que ceci est au prix d’une nouvelle contrainte générale qui peut s’avérer indéfinie dans le temps. Cette tournure qu’a prise le capitalisme à propos de la nouveauté technique revient à un avantage fini et de courte durée contre un problème permanent pour les générations futures.

Un nouveau métier : l’expert en responsabilité
Nous discernons ce que la co-construction des décisions peut vouloir dire aujourd’hui : muer la démocratie représentative en démocratie délibérative avec trois « états » : élus, citoyens et ONG environnementales, et une nouvelle classe d’experts-critiques dont le rôle est d’exprimer une science responsable : ils ont 1°) la tâche, qui certainement demande plus de connaissance que la recherche, de dire les limites du savoir sur les thèmes dont il est question, 2°) de donner par des narratifs compréhensibles les interprétations qui font comprendre les risques en jeu[21]. Un préalable évident est l’indépendance de l’expert qui doit faire la preuve d’absence concrète de conflit d’intérêts sur les sujets débattus.
La délibération en elle-même suppose une méthode-scenario ou charte procédurale sujet fondamental et passionnant sur lequel beaucoup a été écrit et que nous n’abordons pas ici.
Il est certain que les chercheurs « à l’ancienne » vont répliquer que ce n’est pas possible. Cela traduit simplement l’angoisse de perdre leur innocence, confortable mais socialement hypocrite.


La démocratie à l’ancienne…

[1] Seuil 2010.

[2] Le Figaro 31 juillet 2023.

[3] Marc Carney Breaking the Tragedy of the Horizon, climate change and financial stability 22 septembre 2015.

[4] Cf. N. Bouleau, Le mensonge de la finance, les mathématiques le signal prix et la planète 2018.

[5] Source SIPRI 2022.

[6] « The social responsibilities of scientists » Science 131, 391–392 (1960).

[7] Cf. l’article 52 de la décision qui exclut toute responsabilité juridique, donc toute possibilité de demander des indemnisations devant les tribunaux. C’était une ligne rouge des Etats-Unis.

[8] Je pense à la philosophie pragmatiste de Charles Peirce, William James, et John Dewey et plus récemment à Richard Rorty qui prolonge l’utilitarisme de Mill en accordant aux moyens d’agir une valeur de vérité suprême, mais également à Francis Galton, Karl Pearson, Ronald Aylmer Fisher et à la longue tradition anglosaxonne qu’il est convenu d’appeler « eugénisme scientifique » malgré le rejet quasi unanime de cette tendance par la communauté scientifique. Cf. N. Bouleau « L’eugénisme bon enfant » in La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.

[9] Cf. F. Bussy Günther Anders et nos catastrophes, Le passager clandestin 2020.

[10] Cf. Karl Jaspers La bombe atomique et l’avenir de l’homme, Buchet-Chastel, 708 pages, 1963, (éd. originale Die Atombombe und die Zukunft des Menchen, Piper & C°, 1958).

[11] Cf. N. Bouleau Introduction à la philosophie des sciences, Spartacus-idh, chapitre II. Même un esprit aussi ouvert que Gaston Bachelard fut séduit, un temps, par le réductionnisme cf. « Critique préliminaire du concept de frontière épistémologique », Actes du VIIIème Congrès International de Philosophie, Prague, sept. 1934, Orbis, 1936.

[12] M. Heidegger, Was heisst denken ? (1954).

[13] J. Ellul La Technique ou l’Enjeu du siècle, Armand Colin 1954, Le Système technicien, Calmann-Lévy 1977.

[14] Cf. sa réponse à la question « Pourquoi la guerre ? » que lui avait posée Einstein en 1933.

[15] Cf. « La nouvelle église universelle » texte publié dans Survivre …et Vivre, n°9 août-sept 1971 sous la signature de « la rédaction de Survivre », puis sous la signature d’Alexandre Grothendieck dans l’ouvrage Pourquoi la mathématique, Union Générale d’édition 1974. Voir N. Bouleau Grothendieck et la science, Le passager clandestin, à paraître 2023.

[16] Pierre Samuel « Vues conservatrices sur la science » Survivre n°10 oct-nov 1971.

[17] M. Callon, « Des différentes formes de démocratie technique », Cahiers de la sécurité́ intérieure, n°38, 37-54, 1999.

[18] Comme ce fut le cas pour le biologiste chinois He Jiankui qui fit naître trois fillettes génétiquement modifiées en 2018.

[19] Voir N. Bouleau Ce que Nature sait, la révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF 2021; N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique PUF 2022; N. Bouleau La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022 ; H. Tordjman La croissance verte contre la nature La Découverte 2022.

[20] Cf. Antoine Danchin « Hasard et biologie moléculaire », in Le hasard aujourd’hui, E. Noël, Seuil, 1991.

[21] Cf. N. Bouleau Penser l’éventuel, faire entrer les craintes dans le travail scientifique, Quae 2017.

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