Tadao Ando

La question du métier d’architecte et celle de l’architecture sont nettement séparées par Louis Kahn [1]. Pour lui cette profession peut avoir toutes sortes de vicissitudes mais l’architecture est là et reste ce qu’elle a toujours été. Il trouve remarquable que soit apparu ce domaine d’expression. Pour lui l’architecture est la composition dans l’espace avec la lumière et le silence.
Le Corbusier posait une question analogue lorsque le modernisme était vu par certains comme la fin de l’architecture : « L’architecture va-t-elle mourir ? De quelle architecture parle-t-on ? De ce que furent, pendant cent années de décomposition, les boulevards, les avenues, les rues, les maisons, les banlieues, les palaces et casinos des Côtes d’Azur, d’Emeraude ou de Craie? Ce n’est pas là l’architecture, mais des avortements d’architecture, uniquement soucieux d’argent. »[2]
Pour Tadao Ando le basculement s’est fait durant les années 1980 : « Les années 60 et 70 étaient une bonne période pour l’architecture, les entrepreneurs et les architectes aspiraient à la qualité. Ceci changea avec les années 80 lorsque l’architecture devint surtout un business. »
Si le lecteur a lu sur ce blog l’article sur la pavane il comprend que la pression s’est formidablement accrue récemment pour faire entrer l’architecture dans les filets de l’économie et des nouvelles techniques de management privé et public. Je trouve formidable que la société laisse tout de même encore de la place à ce genre d’activité passionnante, sans qu’elle soit remplacée par des procédés commerciaux fondés sur des choix sur catalogues pour le peuple, et par des insignes de puissance pour les riches.

de l’exposition Tadao Ando au centre Pompidou, oct.-déc. 2018

La conception dans l’espace c’est d’abord tenir compte d’un lieu. Vitruve expliquait déjà cela avec le plus grand soin.
C’est aussi le souci premier de Tadao Ando, il écrit « Mon architecture repose sur les formes et les méthodes de composition instituées par le modernisme, mais je fais grand cas de l’arrière-plan de chaque lieu — environnement, climat, histoire, et culture — et je cherche à élaborer une architecture à partir des relations entre ces divers éléments; »
« Contrairement à la toile du peintre, la toile architecturale — tissée avec les circonstances propres à un lieu — n’est jamais blanche. »[3]

Puis vient nécessairement la géométrie. Et là ce ne sont pas les choses très savantes et sophistiquées qui comptent. Du moins pas en priorité, ce qui prévaut c’est le vocabulaire d’assemblage des formes simples. Le début de la démarche de conception est aussi le début de la compréhension de l’œuvre par l’habitant ou le visiteur. Il y a là une loi très profonde. Et ce qui est au commencement est toujours très important.
La musique le fait bien comprendre. Si la musique, dans les temps anciens, avait commencé avec du Xenakis, il n’y aurait pas de musique. C’est parce qu’il y eut les rapports simples en nombres entiers des cordes qui vibraient sur les lyres que la musique a pu faire son chemin. Et que par la suite on eut plaisir à sentir les altérations et dissonances par rapport au plain-chant, comme on apprécie maintenant les ellipses du baroque, les chaînettes de Gaudi, les surfaces développables, etc.
« L’architecture, écrit Ando, est l’art d’articuler le monde grâce à la géométrie » et il explique : « La parution, en 1966, de l’essai de Robert Venturi intitulé De l’ambiguité en architecture libéra la scène architecturale du modernisme dont Le Corbusier était le chef de file ». C’est dans cette dialectique du modernisme dépassé par le besoin de lectures culturelles que Tadao Ando trouve une voie qui donne une place particulière à la nature grâce aux traditions japonaises. « C’est au Japon que je suis né et que j’ai grandi, et c’est là aussi que j’ai conçu mon architecture. Et l’on peut dire sans doute que ma méthode consiste à utiliser les techniques et le lexique d’un modernisme ouvert — et à la recherche de l’universalité — en les traduisant par des formes empruntées à la vie quotidienne et aux particularités régionales. » « Dans leur relation avec la nature, les Japonais ont développé une psychologie différente. On le remarque dans la vie quotidienne, où l’esprit humain a donné des formes précises à la nature en fusionnant et dialoguant avec elle. Entre l’habitat domestique et la nature environnante, ils ont construit d’innombrables transitions et, tout en maintenant une séparation, ils ont cherché à faire pénétrer la nature à l’intérieur. »
« C’est grâce à l’association de ces trois éléments — les matériaux, la géométrie et la nature — que l’architecture acquiert pour la première fois puissance et rayonnement. »

Cet entre-deux nécessite le travail de ce que Perrault appelait la beauté coutumière (sur ce blog). Vitruve y était très sensible, il le dit, et se conforme aux ordres de l’architecture grecque sans dissidence. En revanche Palladio, avec beaucoup plus d’audace, fait parler le vocabulaire antique avec de nouvelles formes grammaticales (la serlienne, etc.). Ando délaisse t-il la beauté coutumière ? Il n’ajoute pas à ses schémas les toits incurvés des pagodes. Tout reste dans le simple épuré. Cela ne veut pas dire que la tradition ne soit pas présente et un des secrets vient de la relation japonaise à la nature.

Il y a cependant autre chose qui émane de la géométrie et la relie à la culture japonaise : Ando dit qu’il a beaucoup travaillé la géométrie et que ça l’a conduit naturellement vers l’abstraction et l’esprit. Ce qu’il souligne en disant « Le but de l’architecture est d’ouvrir le cœur des hommes ».
« Il s’agit pour moi d’ordonner l’architecture par le biais de la géométrie en prenant pour base des formes simples, exclusivement limitées au carré, au rectangle, au cercle et à leurs sous-divisions, d’opérer une sélection parmi les forces intenses environnantes et de faire progresser la logique des parties inhérente à la sensibilité japonaise. »
« Je cherche à utiliser un matériau moderne — le béton et particulièrement les murs en béton — dans des formes simplifiées pour créer un type d’espace suscitant une certaine conscience esthétique. Celle-ci s’appuie sur des valeurs de simplicité qui me sont familières en tant que Japonais. »

La tradition japonaise du San Gaku.
Durant l’ère Edo (1616-1867) sous le shogunat Tokugawa, l’Empire était complètement coupé du monde occidental. Les livres de mathématiques qui parvenaient à pénétrer étaient très rares, et en cette longue période d’isolement, une pratique originale se développa — le San Gaku — touchant toutes les couches sociales, du paysan au samouraï, qui produisit des théorèmes de géométrie euclidienne très différents de ceux connus en Occident. Ces théorèmes, en abondance, n’étaient pas publiés mais gravés ou peints sur des tablettes de bois déposés en ex-voto dans les temples shintoïstes. Ils concernent de délicates relations métriques dans des figures avec de multiples droites ou coniques tangentes entre elles, des cercles le plus souvent[4]. Certains mathématiciens ont écrit quelques démonstrations, mais la pratique était populaire et contemplative, fondée sur la considération prolongée (des mois, des années) de certaines figures.
Souvent la figure est un carré dans lequel des éléments géométriques sont tracés qui se touchent de sorte qu’ils ne peuvent être déplacés sans changer de dimension. Il en résulte que les rayons des cercles vérifient une relation en fonction du côté du carré.
En fait les relations à trouver sont parfois si complexes qu’il semble indispensable de disposer au moins d’un papier et d’un crayon. Plusieurs aspects de cette pratique peuvent surprendre et nous questionner : la difficulté, l’apprentissage nécessaire, l’éthique de la force de l’esprit, et qu’elle s’insérât dans le culte shintoïste qui est une religion animiste.
S’agit-il vraiment de recherche mathématique ? Certainement, mais d’un type particulier. Il est clair qu’en écrivant toutes les équations, la géométrie analytique garantit que le problème a une solution. Mais d’après les témoignages il semble que la solution n’était pas trouvée ainsi mais par une accumulation de remarques métriques sur la figure jusqu’à ce que la solution en découle. On reste toujours dans le même langage, rigoureux, déductif, pour démêler l’écheveau. C’est sûrement une hygiène mentale extrêmement sévère que donne cette spiritualité mathématique acceptée par la religion.
Mais il ne s’agit pas de recherche ouverte pour trouver des concepts simplificateurs et puissants qui font le plaisir et la passion des mathématiciens d’Occident et dans laquelle aujourd’hui les mathématiciens japonais excellent particulièrement d’ailleurs.

Revenons à l’architecture. Tadao Ando cherche à donner une âme à l’architecture moderne en s’appuyant sur le vécu des traditions japonaises. Le San Gaku fait partie de l’inconscient collectif. Et c’est une tradition de résolution de problèmes géométriques d’un type particulier : une complexité obtenue avec des formes simples. C’est une convergence avec ce que disait Le Corbusier au début du 20ème siècle « des formes simples sous la lumière », mais avec la dimension d’une cristallisation particulière, l’architecture devient l’invention d’une solution, forte, voulue, non modifiable, par l’ensemble des fonctionnalités qu’elle résout. Elle devient découverte de théorèmes d’architecture.

[1] Louis Kahn Silence et lumière, Editions du Linteau, 1996.

[2] Le Corbusier Sur les quatre routes, Denoël 1970.

[3] Yan Nussaume Tadao Ando Pensées sur l’architecture et le paysage, Arléa 2014.

[4] Cf. San Gaku, Japanese Temple Geometry problems, Wimipez, Canada (1989), voir également A. Horiuchi, Les mathématiques japonaises à l’époque de l’Edo, Vrin, 1994.