Deux visions des mathématiques : Saliou Touré et Jean-Pierre Changeux

La nomination de Stanislas Dehaene à la présidence du Conseil Scientifique de l’Education Nationale et l’article élogieux paru dans le journal Le Monde à cette occasion sur la boîte à outil fournie par les neurosciences aux enseignants relance un débat qui ne date pas d’hier concernant la pédagogie et les moyens financiers. A cet égard ajouter à ces discussions une référence insistante aux sciences cognitives en tant que supports didactiques n’est pas anodin parce que le terme même de science laisse entendre que tous les scientifiques sont d’accord sur la signification des expériences et sur le discours plein de promesses qui entoure certains de ces travaux[1]. Et l’habit de science peut faire croire à une procédure objective à l’abri des reconductions sociales.

Pourtant tel n’est pas le cas. Beaucoup de scientifiques considèrent que ces tendances réductionnistes procèdent avec beaucoup d’emphase et projette sur le psychique des visions trop simples et univoques. Il convient de prendre un peu de recul sur ces recherches neuronales. Je personnifie ici deux thèses opposées par les personnalités de Saliou Touré et de Jean-Pierre Changeux qui ont le même âge et ont particulièrement contribué chacun dans sa direction.

Le réductionnisme cérébral
Dès la fin des années 1980 Jean-Pierre Changeux traçait un programme d’investigation du fonctionnement de notre système nerveux central qui ambitionnait rien moins que de comprendre comment fonctionne l’intelligence. A la question « Où sont les êtres mathématiques ? » abordée au début de son dialogue avec le mathématicien Alain Connes[2], il répond « il me semble […] que ces objets mathématiques existent matériellement dans ton cerveau ». Il défend une « épistémologie matérialiste forte » qui consiste « à décrire en particulier comment le cerveau de l’homme engendre les objets parmi lesquels se rangent entre autres les objets mathématiques ».
Pour Jean-Pierre Changeux les mathématiques se passent à l’évidence dans le cerveau et on doit donc pouvoir les y voir. Ce besoin scopique de réduire au corps visible la totalité de l’activité psychique tant spéculative qu’émotionnelle est typique d’une conception mécaniste des êtres vivants. Le vécu personnel ne serait constitutif de l’individu que par les traces observables au scanner ou par résonance magnétique. Mais le corps visible existe-t-il vraiment ? N’est-il pas nécessairement, étant donnée la complexité rencontrée par l’observateur, une interprétation ? Platon rencontre déjà ce problème : dans le « Grand Hippias », il démontre que la beauté du Parthénon n’est pas localisable : elle n’est pas une propriété de la poussière du Parthénon. Comprendre la compréhension avec des mesures quantitatives est-il vraiment sérieux ?  Déjà l’Ecole de Palo Alto, étudiant les relations affectives dans un groupe familial, concluait que la notion d’état psychique de chaque membre du groupe ne peut être cernée sans la considérer pour la totalité du groupe : dès lors que les sentiments interviennent, la communication ne peut plus être pensée selon le schéma locuteur-récepteur de la télégraphie et de la théorie de l’information.[3]
Voyons ce que Jean-Pierre Changeux appelait les « bases neurales des mathématiques ». D’abord en matière d’organisation il distingue dans le système nerveux six niveaux : celui des atomes (carbone, hydrogène, oxygène, azote,…) celui des molécules (neurotransmetteurs, neuropeptides, récepteurs, canaux, enzymes,…) celui des neurones, celui des circuits (arcs réflexes, circuits locaux,…) celui de l’entendement (assemblée de neurones) celui de la « raison » (enchaînement d’assemblées…). Le neurone et ses prolongements dendritiques collectent les signaux. Il y a environ 1011 neurones. Il y a environ 104 zones de contact ou synapses par neurones soit au total 1015 synapses. C’est le long des axones de l’ordre du centimètre que se propagent les signaux « ce sont les “grains d’activité” discrets, universels ». En plus des impulsions solitaires, il y a des trains d’impulsion, des neurones actifs, des neurones inactifs, et des neurones aux activités corrélées. Jean-Pierre Changeux évoque les liens prometteurs entre la biologie et l’informatique. Il eût été intéressant de « mettre le cerveau d’Archimède dans une caméra à positons quelques fractions de seconde avant qu’il ne crie “Eurêka” ! ». La connaissance des niveaux d’organisation se complète de la neuropsychologie des mathématiques. On connaît des patients « sujets à une “acalculie de type spatiale” qui alignent mal les nombres » ou d’autres présentant un déficit en calcul appelé “anarithmétie”. Le programme “naturaliste” des sciences cognitives consiste alors en ce qui concerne les mathématiques à rapprocher ces travaux en tenant compte des transitions d’un niveau à l’autre par “variation-sélection”.
N’allons pas plus loin dans l’évocation de ce programme de recherche. Jean-Pierre Changeux, se trouve, comme tous les neurobiologistes devant un objet d’étude très complexe et devant un ensemble de faits expérimentaux et déductifs considérables dont il a, lui et ses collègues, décrypté certaines structures. Cette complexité factuelle du cerveau est interprétée par lui selon une sémantique particulière, celle du courant de la discipline neurobiologique auquel il adhère[4]. C’est cette sémantique qu’il nous explique. Il croit tellement lui-même à cette sémantique (il en parle comme de La Science) qu’il la réalise complètement (c’est sa Weltanschauung). Il lui accorde même le pouvoir de nous faire comprendre pourquoi les mathématiques sont ce qu’elles sont.
Au demeurant, cette sémantique neurobiologique, apparaît d’une relative indigence conceptuelle en comparaison de la vertigineuse accumulation d’idées que l’histoire a apporté aux mathématiques. Qui trop embrasse, mal étreint. Ce qui va se passer selon toute vraisemblance, c’est que les neurobiologistes, pour avancer dans cet inextricable, vont apporter des idées, des interprétations, des modèles, et, progressivement vont se rendre compte du caractère non nécessaire de ces idées. L’essentiel pour que la discipline progresse est d’avoir des idées mais cette compréhension n’est pas vérité unique. Des conflits et des controverses vont apparaître, apparaissent déjà. Ainsi que le montre Daniel Pinkas, le matérialisme ne recueille de consensus que sur le refus de la dualité cartésienne mais multiplie au delà des points de vues fort différenciés[5]. Certains concepts qui avaient été éclairants seront retravaillés.
On voit plus clair dans cette problématique si on se représente les disciplines scientifiques comme des tentatives et non comme les achèvements vers quoi elles tendent. Elles constituent des constructions sémantiques interprétatives incomplètes. N’est-ce pas toujours au nom des suites prometteuses de telle lecture du monde que ses partisans s’opposent à d’autres ? Mais les développements de ces interprétations induisent toujours deux phénomènes : a) certains a priori philosophiques deviennent gênants car ils ne donnent pas de place ou de portée suffisantes à certains schémas explicatifs ; b) les interprétations se complexifient, les faits expérimentaux aussi, leur agrégation nécessite de nouvelles hypothèses, des aménagements d’assomptions antérieures, de sorte que, finalement et sauf procédure autoritaire, des hypothèses rivales restent en lice : le champ interprétatif se ramifie.
Alors on est contraint de prendre conscience du fait que les interprétations de ce domaine de connaissances ne sont pas nécessaires, ne sont pas conséquences logiques des faits observés, qu’elles sont des trouvailles plus ou moins bonnes pour comprendre et enseigner le fouillis des données recueillies.
Finalement, c’est parce que les mathématiques sont considérées comme objectives et universelles que les neurophysiologistes ont l’espoir de les voir dans leurs investigations cérébrales. Comme si le cerveau des mathématiciens était plus objectivement organisé que celui des poètes ! Peut-être certains savants trouveraient-ils la sérénité s’ils pouvaient voir la science elle-même comme un jardin à la française dans le cerveau des scientifiques !

Comprendre, qu’est-ce que cela veut dire ?
Depuis fort longtemps les mathématiciens se sont interrogés par introspection sur le fonctionnement de leur esprit pour pratiquer les mathématiques. Pierre Simon Laplace envisage le rôle d’une substance, le sensorium, qui agit dans le non conscient. Les témoignages de Henri Poincaré et de Jacques Hadamard sont célèbres, ils font intervenir un subconscient esthète[6]. Pleins de finesse, sans aller aussi loin que les investigations de la psychanalyse, ils sont assez éclairants pour toucher aujourd’hui encore les jeunes chercheurs. Laurent Schwartz et Gustave Choquet également ont décrit leurs tentatives de cheminement entre rigueur et intuition, c’est très humain et poétique, on ne voit rien d’algorithmique dans cette pensée mathématique. Pour un esprit aussi brillant qu’Alexandre Grothendieck qui choisit avec le plus grand soin la façon de s’exprimer sur ces sujets, le meilleur langage est celui de l’animisme : les choses parlent.[7]
Dans les phénomènes de vision déjà, l’émergence de sens lors de l’observation de diagrammes embrouillés montre que la compréhension fait intervenir toute l’histoire sensorielle et langagière de l’individu en relation avec son contexte affectif et social. L’économiste Augustin Cournot au 19ème siècle s’était rendu compte que la propension à voir une structure signifiante ne relevait pas d’une jauge quantitative, et il proposa d’introduire le concept de « probabilités philosophiques » pour désigner ces motifs de croire « qu’il y a du sens » dans telle ou telle situation.
Il faut enfin rappeler combien est pertinente la remarque introduite par Lev Vygotski concernant la distinction entre une notion saturée et une notion insaturée. L’enfant n’a pas assimilé le concept de « loi d’Archimède », écrit-il, de la même manière que le concept de « frère ». Il sait ce qu’est un frère mais il doit gravir dans le développement de cette connaissance de nombreux échelons avant d’apprendre à définir ce mot […] Le concept de « frère » est saturé de la riche expérience personnelle de l’enfant. Il a déjà parcouru une partie considérable de sa trajectoire de développement et dans une certaine mesure il a déjà épuisé le contenu purement concret et empirique qui y est inclus. Et c’est justement ce qu’on ne peut dire du concept de « loi d’Archimède ».[8] Les concepts scientifiques sont insaturés pour les enfants. Ils ne sont pas à même d’en envisager les tenants et aboutissants. Il en résulte qu’un travail fondamental de l’enseignant réside dans cette transmission d’une familiarité avec le « à quoi ça sert », « à quel type de conséquence cette idée se raccorde-t-elle », indispensable pour faire tomber les non-dits qui apparaissent des murailles impressionnantes pour qui n’en est pas accoutumé par la vie culturelle de sa famille. Comprendre signifie prendre avec soi, il faut être en confiance pour cela.

Scientisme et civilisation
La psychanalyse est moins en vogue qu’il y a quelques décennies, on lui préfère soit des méthodes pragmatiques d’apprendre à vivre avec ses affects, soit les thérapies s’appuyant sur la pharmacopée. Au demeurant, à la différence de ces approches, elle a constitué un immense champ d’expérience clinique et de réflexions sur le sens, sur l’inscriptions des significations dans notre comportement. La littérature psychanalytique fournit un vaste corpus qui insiste en permanence sur des fondements éthiques de la relation à la personne, autour de la créativité de la vie singulière. Cela veut dire deux choses. D’abord la non réductibilité à quelque système que ce soit de la configuration personnelle, ni par une psychologie scientiste, ni par les gènes et une biologie envahissante. C’est un pilier central pour une forme d’humanisme respectueux de ce qui est merveilleux chez l’autre, curieux, inattendu, surprenant, artistique, séduisant. Et, le second volet, il y a de l’ignorance irréductible dans ce que nous comme sujet, et la société dans son ensemble, savons de tout être humain particulier, et que la conscience de cette ignorance est au cœur même de la civilisation.
Le discours scientiste qui prétend mettre en œuvre des approches pédagogiques objectives, déduites d’une expérimentation soi-disant incontestable, est, malgré les apparences, assez biaisée idéologiquement. La référence permanente aux codes, à l’information, à la neurophysiologie est une dépersonnalisation de la relation. Comme souvent avec le scientisme pédagogique, comme c’était le cas avec l’épistémologie génétique de Jean Piaget, l’application soigneuse de tels principes finit par classer ceux qui échouent non plus dans le groupe des jeunes en difficulté sociale mais parmi ceux qui ont un souci avec leurs neurones. Je laisse le lecteur imaginer combien les conséquences politiques de ces deux conceptions sont opposées.

C’est ici qu’il faut mentionner l’engagement et la philosophie de Saliou Touré. Né en Côte d’Ivoire en 1937, étudiant particulièrement brillant, il mène des études supérieures en France et poursuit dans la recherche mathématique dans le domaine de l’analyse harmonique où il obtient une renommée internationale. Concerné par l’avenir de son pays, il prend, au moment du processus de décolonisation, plusieurs initiatives pour faire jouer aux mathématiques un rôle constructif dans l’élaboration d’une culture ivoirienne vivante. Il fonde l’Institut de Recherches Mathématiques d’Abidjan (IRMA) qui lance un vaste chantier de refonte des manuels de mathématiques en se servant des contes locaux, du jeu d’awalé, des coquillages cauris, et d’autres traits culturels africains pour faciliter l’appropriation des notions abstraites par les élèves. Ceci se fait en liaison étroite avec les enseignants et les travaux sont coordonnés par quelques inspectrices de l’éducation nationale militantes. Le Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées (CIMPA) de Nice accueille des sessions sur ces expériences pédagogiques pour tenter de les transposer dans d’autres pays en développement. Ce long travail débouche finalement sur les manuels de la collection IRMA qui couvrent les programmes de tout le secondaire de la sixième à la terminale et qui furent utilisés de la Mauritanie à Madagascar.
En 2014, à la question d’un journaliste « comment est faite la tête d’un mathématicien ? » Saliou Touré répond qu’elle est faite comme celle des autres êtres humains, il s’agit d’un être humain qui devient mathématicien comme il aurait pu devenir philosophe, naturaliste ou physicien. Voir l’interview . Cette façon de s’exprimer correspond à sa philosophie qui consistait à mettre à disposition le plus de sens possible en accompagnement des mathématiques, il s’agit de favoriser l’empowerment qui signifie d’abord désinhibition.[9]

J’ajoute que croire que le cerveau est la bonne porte d’entrée pour comprendre l’intelligence fut déjà la démarche d’Auguste Comte. Il y a un certain parallèle mutatis mutandis. L’unique leçon sur la psychologie du Cours de philosophie positive intitulée « Considérations générales sur l’étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales » consiste à montrer que toutes les approches psychologiques qui ne se rattachent pas directement à la phrénologie de François-Joseph Gall (1758-1828) relèvent d’une vision métaphysique dépassée. Comte abonde de généralités philosophiques et historiques pour ce plaidoyer, pensant peut-être que sa quérulence entraînera davantage la conviction des lecteurs. Dans les commentaires de l’édition Hermann, Allal Sinaceur montre cependant que la phrénologie fut le plus grand faux pas qu’ait accompli la psychologie[10].

[1] Voir par exemple M. Audetat (ss la dir.) Sciences et technologies émergentes: pourquoi tant de promesses? Hermann 2015.
[2] Matière à pensée, Odile Jacob, 1989.
[3] Cf. Bateson et al. La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Y. Winkin, Seuil 1981; Watzlawick et al. Une logique de la communication, Seuil 1972.
[4] C’est-à-dire en l’occurrence le « darwinisme neuronal » qui repense les théories de l’apprentissage en s’appuyant sur les caractéristiques de plasticité des connexions neuronales au cours du développement de l’individu.
[5] D. Pinkas, La matérialité de l’esprit, La Découverte, 1995.
[6] Voir par exemple N. Bouleau Introduction à la philosophie des sciences Spartacus-idh 2017, p213 et seq. Voir la vidéo introductive Leçon 12.
[7] Je fais référence ici à la conférence de Laurent Laforgue « La notion de vérité selon Grothendieck » ENS 9 janvier 2018.
[8] L. Vygotski Pensée et langage (1934), La Dispute 1997.
[9] La Côte d’Ivoire est le vainqueur de la 25e édition des Olympiades panafricaines de mathématiques qui s’est déroulée à Rabat, les 4 et 5 juillet 2017.
[10] Auguste Comte, Philosophie première, M. Serres, F. Dagognet, A. Sinaceur Hermann 1975.

Ce contenu a été publié dans Mathématiques, Psychanalyse, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Deux visions des mathématiques : Saliou Touré et Jean-Pierre Changeux

  1. Stéphane Uberti dit :

    Peut-on, aujourd’hui encore, accorder quelque crédit au discours psychanalytique, que la pensée scientifique a qualifié de pseudo-science ? Quant à l’introspection, n’est-elle pas, nous disent les chercheurs en neuro-sciences, une illusion de connaissance de soi ?
    La modernité nous enjoint à accepter qu’homo sapiens, animal de récits, cédera la place à un être (distribué ?) dominé par le nombre.
    Cet article lumineux de Nicolas Bouleau nous invite à prendre de la distance envers les ambitions démesurées (je devrais dire : déconnectées du récit humain) et les pseudo-certitudes d’un réductionnisme qui, je le souhaite, connaîtra rapidement un sort comparable à celui de la phrénologie.

  2. Article très enrichissant, merci!

  3. Simon dit :

    Voir les réfutations que Jean-Michel Salanskis oppose aux réductionnismes cognitivistes (computationnaliste et neurophysiologique), dans le dernier chapitre de sa Philosophie des Mathématiques, intitulé « Mathématique et sciences cognitives » (http://www.vrin.fr/book.php?code=9782711619887).

Les commentaires sont fermés.