Le « contrat de sublimation »

imagecontrat2Les mathématiques se font avec des idées. Si vous êtes partisan du « concret », adepte des philosophies du « on n’a pas besoin de », telles que les néo-positivistes d’un côté, les pragmatistes de l’autre, ont tenté de les construire, alors vous devez aussi renoncer à l’essentiel des mathématiques.
Si on me dit « Soit f une fonction réelle continue sur l’intervalle [0,1] ». Je peux réagir, à la manière de Wittgenstein, en disant « laquelle ? Désignez-moi la précisément ! » On me répondra « n’importe laquelle ». Et pourtant on sait que le langage des mathématiques est dénombrable, n’autorise que des formules avec un nombre fini de symboles seulement, et que donc on ne sera capable, par des termes explicites, de ne désigner que très peu de telles fonctions. Il y a donc un « contrat de sublimation » en mathématiques qui vaut comme un agrément d’entrer dans le jeu, dans cette comédie, qui gonfle les signes et symboles mathématiques au-delà de ce qu’ils sont syntaxiquement, dans le seul but de continuer l’aventure de conduire les affaires par les idées.
Le cas le plus simple d’une telle situation est celle des « nombres réels ». Si l’on est pragmatiste on n’a besoin que des suites de nombres rationnels. Certaines de ces suites ont la propriété de Cauchy, c’est là une propriété parmi d’autres, à savoir que les points de la suite se rapprochent de plus en plus les uns des autres en restant dans un même intervalle. Mais depuis l’Antiquité, les géomètres ont réclamé droit de cité au citoyen et à d’autres. Par la pratique mathématique les demandes de citoyenneté sont forcément de plus en plus nombreuses et le seul moyen de satisfaire tout le monde est de décréter que sera nombre toute limite d’une suite de Cauchy de rationnels. Mais alors on en a plus que ce que l’humanité jamais ne désignera avec précision d’ici la fin du monde.
En revanche on obtient une contrée de nombres qui a une propriété plus simple qu’auparavant parce que toute suite ayant la propriété de Cauchy est maintenant convergente vers un nombre citoyen.
Un autre cas célèbre est ce que Riemann en 1857 a appelé « principe de Dirichlet », et ce qu’Albert Lautman dénote comme « être par exception ». Assez souvent, en calcul des variations, c’est-à-dire dans les questions où le problème dépend d’une fonction variable que l’on cherche de telle sorte qu’elle rende minimale une certaine expression, une fonctionnelle, qui peut représenter un coût ou une énergie, il arrive qu’on ait des fonctions qui s’approchent du minimum mais qu’aucune fonction ne fournisse la valeur minimale exactement. Riemann considérait comme naturel qu’on acceptât là une entité nouvelle et plus tard Hilbert (1900) prendra le parti heuristique explicite que les problèmes du calcul des variations de ce type ont toujours une solution, au moins en un sens « généralisé ».
Un des traits les plus marquants des mathématiques du 20ème siècle est de raisonner dans des espaces fonctionnels qui ont cette propriété de « complétude » (espaces de Hilbert, espaces de Banach, espaces Lp) qui permet de raisonner avec des objets que l’on ne connaît que par des approximations.

Plus généralement, l’activité scientifique est faite aujourd’hui beaucoup plus de langages que de théories comme pensaient les épistémologues les plus notoires du 20ème siècle. L’économie présente une profusion de théories à chacune desquelles aucun économiste ne croit exclusivement. Son langage est fait des perfectionnements du langage néoclassique, première mathématisation du marché au 19ème siècle. La vie de la communauté (revues, colloques) est fondée sur la pratique de ce moyen d’expression.
Les apports les plus importants sont, dès lors, la découverte de méthodes ou d’idéalités qui renforcent la puissance et l’efficacité du langage. Par exemple, pour rester en économie, l’idée de fonction d’utilité introduite par Von Neumann et Morgenstern ouvre la possibilité de résoudre tous les problèmes de choix dans l’incertain par l’attirail mathématique puissant des procédures d’optimisation, même dans les cas les plus intriqués, fournissant ainsi la matière de cours sur la gestion des entreprises (microéconomie) ou sur les politiques économiques (par exemple pour la transition énergétique). Le fait que personne ne connaisse vraiment les fonctions d’utilité des agents, pas même les agents eux-mêmes est, curieusement, secondaire. Du point de vue de ce langage très souple, ils peuvent avoir une fonction d’utilité sans le savoir, et, épistémologiquement, dès lors qu’on ne remet pas en cause « l’individualisme méthodologique » qui efface les relations symboliques entre agents, il ne reste que la question de savoir s’il serait possible de démontrer qu’ils suivent un comportement contraire à l’existence d’une fonction d’utilité. Raison pour laquelle la communauté des économistes a accordé tant d’importance à la découverte par Maurice Allais d’une situation subtile de choix entre loteries et sous-loteries où certains comportements excluraient la maximisation de la fonction d’utilité. Au demeurant cela ne met en péril qu’une version très simple de l’idée d’utilité, et le langage poursuit sa route…

Le pragmatisme fait partie des philosophies du « on n’a pas besoin de », ni de la chose en soi ni des abstractions. Ce qui compte seulement est ce qu’on peut faire. On peut voir cette conception comme un conformisme intelligent, qui recommande aux acteurs (individus, collectifs) de tenir compte des possibilités d’action des autres. D’où une itération indéfinie qui doit converger pour donner consistance à la doctrine. Ceci dissimule une abstraction.
Cette abstraction dissimulée prend la forme du concept de valeur chez Dewey, et de toute façon la lecture des pouvoirs en présence est loin d’être claire, le pouvoir est une notion fourre-tout très ambiguë.
En fait on est en présence de plusieurs pragmatismes : le pragmatisme communiste où la lecture est faite par le parti, le pragmatisme chrétien qui admet que l’action bonne ou mauvaise des uns et des autres n’est pas conséquence seulement de leur croyance religieuse, qu’il peut y avoir du bon simple concret chez les animistes, les musulmans, les juifs, les bouddhistes, parce que dieu ne donne pas aux hommes la faculté totale de discernement.
Et évidemment il y a le pragmatisme scientiste qui préconise de ne prendre dans la science que les pouvoirs effectifs qu’elle distribue. C’est là que cette position qui dénie a priori l’importance des idées est le plus dommageable car nous avons de plus en plus besoin d’imaginer ce qui peut se passer, (cf mon dernier ouvrage Penser l’éventuel [1]) et ces postures qui se veulent « concrètes » sont en fait des politiques de l’autruche.

[1] Penser l’éventuel, faire entrer les craintes dans le travail scientifique, Quae 2017.