Russell et Boutroux

Science et religion : Russell vs Boutroux

Deux livres écrits à trente ans d’intervalle illustrent bien deux courants de pensée du début du 20ème siècle. Ils portent le même titre Science et religion (1908) d’Emile Boutroux et Religion and Science (1931) de Bertrand Russell, chaque auteur ayant pris soin de placer en dernier le terme qui lui tient le plus à cœur. Le premier ouvrage est une discussion soignée des doctrines existantes, de philosophes ou de savants, alors que le second, plus succinct, est essentiellement l’avis de Russell sur les divers aspects de la question. La position de Bertrand Russell s’apparente au dualisme radical et à celle d’auteurs tels que Herbert Spencer et Ernst Haeckel qui sont abordés par Boutroux, mais il tient compte des enseignements qu’on peut tirer de la physique de son temps. Si ce n’était ce dernier point, on pourrait considérer que le premier livre répond, de fait, au second.
L’ouvrage d’Emile Boutroux reprend par le détail les arguments passés et présents sur le sujet et propose des amendements si modérés qu’on se demande jusqu’au terme de la discussion quelle est vraiment sa position. Il a plus que de l’indulgence pour Auguste Comte, présentant la transition de l’athéisme du début du Cours de Philosophie positive au culte de la « Religion de l’Humanité » comme ayant une cause profonde qui est l’unité toujours recherchée par Auguste Comte et qu’il ne trouvait pas finalement dans les sciences, celles-ci étant cloisonnées et irréductibles les unes aux autres. Ce serait l’échec du réductionnisme qui aurait porté Comte vers l’esprit religieux. L’expérience d’un amour romantique survenu pour Clothilde de Vaux n’ayant été que le phénomène déclencheur.
La discussion de la philosophie moniste de Ernst Haeckel est d’une certaine actualité. Ce philosophe un peu oublié, exprimait la position qui est aujourd’hui celle d’un grand nombre de scientifiques. Il faut dire que Haeckel est un savant plus qu’un philosophe. Professeur de zoologie à l’université de Iena, il est l’auteur de plusieurs ouvrages prolongeant la théorie de l’évolution de Darwin et est considéré comme le fondateur de la phylogénie. Son programme est la volonté explicite d’étendre les propos de la science là où parlaient la religion et les croyances révélées. La science a débuté par l’étude des détails, il est temps qu’elle généralise et qu’elle oppose sur les questions d’origine, qui troublent l’esprit des hommes, les démonstrations de l’expérience et de la raison aux dogmes du sentiment et de l’imagination. Ce monisme qui en appelle à Darwin, Spinoza et Goethe, débouche sur une religion acceptée pour des raisons pratiques et sociales, qui vénère le vrai, le bon et le beau, nouvelle trilogie, et qui est, pour Haeckel, l’évolution naturelle future des religions populaires actuelles.
Le point fort de l’ouvrage de Boutroux est la discussion de la philosophie de William James auquel il consacrera une monographie trois ans plus tard et avec lequel il partage une conception souple des lois scientifiques et l’importance de la spiritualité. Mais les thèses de Boutroux sont beaucoup plus abstraites que le panpsychisme de James. L’idée de la contingence des lois de la nature qu’il a développée dans son principal ouvrage de 1874, se place au niveau métaphysique, il s’agit d’une sublimation philosophique : non seulement les configurations particulières peuvent être fortuites (cf. le tychisme de James) mais les lois de la nature elles-mêmes sont des invariants qui potentiellement pourraient être différents. Cf. sur ce blog Une phrase de trop. Il conclut son traité par la recherche d’une harmonie entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux que, selon lui, tout être humain par l’unité de sa pensée est bien obligé de trouver. Cette conciliation ne venant ni de concessions réciproques ni de limites imposées mais de l’approfondissement de la pensée.

Bertrand Russell voit les choses tout autrement. Il est, et il assume pleinement cette caractéristique, un tenant de l’esprit scientifique qu’il appelle « the scientific temper of mind » expression qui revient en permanence sous sa plume. Il attache la plus haute valeur à la compréhension du monde. D’autre part il est indéfectiblement convaincu de la valeur de l’argumentation logique, dans n’importe quel domaine de la pensée, trait qui l’éloigne tout à fait de Poincaré et le place comme principal fondateur de la philosophie analytique américaine. A propos de l’éthique sa position est parfaitement nette. Il considère que les valeurs morales sont affaire soit de goût personnel si on les entend sous l’angle de l’action individuelle, soit affaire de bonne organisation sociale et politique si on en cherche un fondement collectif. La science n’a rien à voir là dedans et n’a rien à dire à ce sujet. Russell fait montre d’une véritable aversion pour tout ce qui touche au mysticisme ou à la spiritualité, et n’est pas non plus d’un naturel messianique « From evolution, so far as our present knowledge shows, no ultimately optimistic philosophy can be validly inferred. » (p.81). La discussion de Bergson, menée à travers les similitudes avec l’œuvre de Samuel Alexander Space, Time and Deity (1920), est étonnamment expéditive : « The philosophy of emergence is quite right in saying that the future in unpredictable, but, having said this, it at once proceeds to predict the future« . On remarquera que Russell nous sert à nouveau l’argument fameux et historique qu’il avait trouvé contre le système logique de Frege au tout début du siècle : on fait ce dont on dit qu’on ne peut pas le faire, (l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas). Cependant, ici, il n’y a pas de système formalisé à réfuter. Son logicisme relève typiquement d’un préjugé de primauté analytique dont j’ai parlé dans Penser l’éventuel Quae (p42 et seq.).
Russell cite abondamment Descartes, Galilée, Copernic, mais n’évoque pas Haeckel, ni Comte, ni Mill, Renan ou Wittgenstein. Il semble pourtant avoir une forte dette à l’égard du Wittgenstein de la première période lorsqu’il conclut par ces mots : « I conclude that, while it is true that science cannot decide questions of value, that is because they cannot be intellectually decided at all, and lie outside the realm of truth and falsehood. Whatever knowledge is attainable, must be attained by scientific methods, and what science cannot discover, mankind cannot know » à rapprocher de « tout ce qui peut être dit peut être dit clairement, et ce dont on ne peut parler, on doit le taire » du Tractatus.
En fait, à bien lire, on décèle une sorte de drame dans l’ouvrage de Russell que sa vie illustre bien d’ailleurs. D’un côté il a un profond mépris pour ceux qui ont des craintes devant le progrès de la science : « To think otherwise is to be filled with fears onto what we may discover, which will interfere with our attempts to understand the world » (p.18). Mais d’un autre côté il termine son essai par des inquiétudes quant aux conséquences de la science sur la technique et l’économie. Il concède qu’il n’y a pas étanchéité parfaite, il y a comme des fuites de l’esprit scientifique vers l’irrationalité qui peuvent faire craindre le pire. « Thus the practical experts who employ scientific technique, and still more the governments and large firms which employ the practical experts, acquire a quite different temper from that of the men of science : a temper full of a sense of limitless power, of arrogant certainty, and of pleasure of manipulation even of human material « [1].

Il est assez frappant de cette comparaison que ni Boutroux ni Russell ne relèvent le fait que l’interprétatif est un outil de connaissance dans la science. Pour le logiciste l’interprétation est univoque ou source d’illusions. Pour le positiviste spiritualiste, la raison de ne pas se limiter au matérialisme est simplement une élévation d’esprit foncièrement inscrite dans la nature humaine et la civilisation.


[1] Ceci est écrit en 1935 par celui qui présidera le Tribunal International contre les Crimes de Guerre commis au Viêt Nam afin d’ « aider l’humanité à comprendre pourquoi un petit peuple de paysans endure depuis plus de vingt ans les assauts de la plus grande puissance industrielle de la terre, dotée des moyens militaires les plus modernes et les plus cruels » (Discours de Bertrand Russell à la première séance, novembre 1966).