Pour ne point s’obnubiler sur l’urgence et la violence géopolitique qui nous entourent, il est naturel d’essayer de penser une situation durable, sans croissance industrielle au sens classique, et néanmoins créative. Ceci conduit à se détourner de la compétition comme fin en soi. Je regarde ici le cas des mathématiques.
J’avoue être un peu impressionné par l’érudition spécialisée qui s’accumule régulièrement sur Internet, dans toutes les disciplines et particulièrement en maths : sur Wikipédia, sur les sites pédagogiques qui sont parfois très savants, sur les sites de questions pour mathématiciens professionnels, sur google scholar, etc., etc.
Au début, dans les années 1980-90, cette intelligence à disposition est arrivée comme un bonheur, une vulgarisation ouverte, gratuite, à disposition. On ne voyait que des avantages à en rajouter, telle ou telle propriété, telle ou telle démonstration, particulièrement pour les thèmes voisins mais différents des programmes du lycée et de l’université.
Mais dès maintenant apparaît un phénomène d’accumulation qui risque d’aller en s’amplifiant. Il n’y a pas de problème de stockage de cet amoncellement. Simplement une dérive très marquée de l’image qui est donnée des mathématiques. D’une part les jeunes ont l’impression que tout est déjà connu, que les maths sont un continent déjà tout exploré et cartographié dans les moindre détails. D’autre part les articles des revues étant de niveau élevé et donc d’accès réservé aux chercheurs, Internet abonde de résultats affirmés « on sait maintenant que » dont les démonstrations renvoient à la littérature spécialisée la plus pointue.
Cette évolution est — peut-être — renforcée par le fait que les choses les plus simples et/ou les plus belles ont sans doute déjà été trouvées. C’était l’avis du mathématicien Salomon Bochner, (connu pour la caractérisation des transformées de Fourier des mesures positives, et pour une modification des semi-groupes d’opérateurs appelée subordination) « A mon avis, écrit-il, au fur et à mesure que la théorisation et la mathématisation de la physique progressent, il y aura, en bilan, de moins en moins de découvertes de l’ancienne sorte spectaculaires et merveilleuses. Plus tôt l’histoire des sciences reconnaitra cela et agira pour cette reconnaissance, plus facile sera sa transition de l’adolescence à l’âge adulte. »[1] Une part de l’œuvre de Jean-Marc Lévy-Leblond porte aussi sur cette question à propos de la physique et j’ai l’impression que ses vues sont proches de celles de Bochner. David Ruelle quant à lui garde l’idée que la beauté est toujours là mais va dans le même sens pour la facilité : « De manière générale il faut cependant admettre que les mathématiques deviennent de plus en plus difficiles avec le temps. »[2]
Je crois personnellement que les mathématiques, même historiquement, ne sont pas cumulatives comme des sédiments. Sans doute les démonstrations d’Euclide, d’Archimède, et les raisonnements d’Euler restent parfaitement actuels si on prend la peine de traduire l’idée en langage contemporain. Mais les apports majeurs sont souvent des simplifications, des vues éclairantes avec lesquelles on comprend mieux et plus de choses. Ce sont les idées qui comptent. Un état d’esprit friand d’énigmes, et des amorçages de raisonnements qui peuvent s’enclencher même s’ils ne mènent pas à clore le problème. Il ne s’agit pas du tout de compétition. C’est un plaisir de promenade… d’ascension…
Gustave Choquet, dont j’eus la chance d’être l’élève, parlait ainsi du problème de la biscotte : « C’est là un exemple typique du genre de chose que j’ai faites à mes débuts. Vous avez une tasse de thé et vous supposez qu’elle est alimentée par un mince tuyau de sorte que son niveau va rester constant durant toute l’expérience. Vous avez par ailleurs une biscotte que vous plongez verticalement dans la tasse et dont vous mangez la partie mouillée. Profitant du fait que cette partie a été mangée vous pouvez tourner la biscotte et la plonger davantage. De deux choses l’une ou bien vous arrivez à manger toute la biscotte ou bien celle-ci prend une forme d’équilibre (convexe) telle que vous ne puissiez plus la plonger dans le thé. Vous n’imaginez pas le temps que j’ai pu passer à tenter de savoir s’il y avait d’autres formes d’équilibre que le cercle. Uniquement par plaisir, un plaisir à l’état pur bien qu’un peu frustrant d’ailleurs car c’est un problème très difficile et je ne l’ai pas résolu. »[3]
On voit bien que si on imagine que l’un des deux bords de la tasse est tranchant, en tournant la biscotte on la découpe en une sorte de spirale et la question est de savoir si celle-ci converge vers un cercle. Je crois que la réponse est oui si on impose que la biscotte touche toujours la surface du thé, mais c’est à confirmer.
Gustave Choquet faisait régulièrement des balades pédestres dans le Valgaudemar où il avait une maison de campagne. « Ce n’est jamais pareil à qui sait regarder » disait-il.
Jean Saint Raymond, mathématicien lui aussi héritier de Choquet, m’a signalé un autre problème que posait le fondateur de la théorie des capacités : Un marin voit qu’il est à 1 mille d’une côte rectiligne lorsque tombe un brouillard épais qui lui cache la côte et lui en fait perdre la direction. Quel chemin doit-il prendre pour être sûr d’aborder la côte en parcourant la plus petite distance possible ? Une solution évidente est de parcourir un mille en ligne droite puis le cercle de rayon 1 mille centré autour de sa position initiale, mais ce n’est pas optimal : il existe un chemin de longueur inférieure à (1+2π) milles qui coupera sûrement la côte, quelle que soit la direction prise au départ…
J’en profite pour signaler un problème qui nous fait rester sur la mer, plus facile, qui peut se résoudre avec un petit bout de papier ou sur le sable comme Archimède. Quelle trajectoire doit suivre un bateau de vitesse constante pour que son sillage prenne d’un côté la forme d’un arc de cercle (et converge donc en un point où se produit une grosse vague) ?
Gabriel Mokobodzki (1939-2007), encore un analyste du sillage de Choquet, était si inventif qu’il imaginait en permanence des dispositifs techniques (changements de vitesse continus, codage d’images, stabilisateurs, etc.) et s’en servait uniquement pour le plaisir de la conversation avec ses amis. De ces nombreuses idées, il n’a jamais rien publié ni breveté.
[1] Bochner S. The Role of Mathematics in the Rise of Science Princeton 1966.
[2] David Ruelle L’étrange beauté des mathématiques, Odile Jacob 2011.
[3] tiré de N. Bouleau Dialogues autour de la création mathématique, Spartacus-idh 2016.