Stationnarité, croissance zéro

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Un monde stationnaire sans croissance?

Il s’agit d’évidences, pas tellement évidentes, sur lesquelles je propose quelques remarques qui retravaillent la notion de développement durable, et quelques références.


Le développement durable est un concept ambivalent. La conférence de Rio de 1992 avait marqué une prise de conscience mondiale des problèmes d’environnement. Elle avait recueilli un large consensus en affirmant que le développement et l’environnement ne devaient pas être considérés antinomiques. La philosophie du développement durable s’appuyait sur trois «piliers»: l’économique (le développement durable présente un objectif de croissance et d’efficacité économique) ; le social (ce développement doit partir des besoins humains et donc répondre à un objectif d’équité sociale) ; l’environnemental (le développement durable doit contribuer à préserver, améliorer et valoriser l’environnement et préserver les ressources pour le long terme).
Ces idées générales se fondaient sur de nombreux travaux. On pensait pouvoir miser d’abord sur une diminution dans les pays du Nord de l’énergie nécessaire à la production d’une unité de PIB. Les calculs montraient que des gains considérables pouvaient être réalisés par l’amélioration des transports et l’isolation des logements. On tablait ensuite sur le fait que les pays en développement utiliseraient des technologies aux performances énergétiques voisines du niveau qu’elles avaient dans les meilleurs secteurs de l’époque et on concluait qu’ils pouvaient atteindre en 2020 le niveau de vie des habitants de l’Europe de l’Ouest de 1975-1980 en dépensant trois fois moins d’énergie. On misait en troisième lieu sur une anticipation économique vertueuse dynamisant rapidement les énergies renouvelables. Enfin, une prise de conscience mondiale devait conduire à aider les pays pauvres par l’éducation et l’investissement pour freiner l’accroissement de population de sorte qu’un rapprochement des modes de vie s’opérerait.
Ces scénarios ne prétendaient pas prédire l’avenir, mais seulement démontrer ce qui était faisable. Il apparaît néanmoins évident que la consommation d’énergie reste corrélée au développement, aujourd’hui comme il y a 30 ans. Les émissions de CO2 sont restées constantes depuis 2000 dans les pays de l’OCDE et ont été plus que multipliées par deux en Chine. Les surfaces boisées ont diminué ainsi que la biodiversité et les réserves halieutiques. Pendant ce temps, les négociations sont quasiment au point mort. On ne peut pas dire que rien n’ait été fait, mais depuis vingt ans, les évolutions résultent presque exclusivement du jeu des forces économiques traditionnelles dans une compétition internationale renforcée, y compris la relative bonne conduite des pays occidentaux qui découle d’une croissance très faible.
Sans doute a-t-on cru le problème plus simple qu’il n’était, et qu’une pensée trop rapide sur les concepts fondamentaux a dissimulé les difficultés.

Stationnarité
L’idée de base du rapport Meadows est que le flux d’énergie que reçoit la Terre du Soleil est fini et qu’en conséquence une croissance indéfinie de la production, de la consommation ou de la population, qu’elle soit linéaire ou exponentielle est impossible. Certains contestent le postulat de base en s’appuyant sur le nucléaire ou la géo-ingénierie dont ils minimisent les difficultés et les risques, c’est un débat sur lequel je compte revenir par ailleurs.
Mais comment se représenter l’activité humaine durable si nous acceptons le principe de base de la modélisation Meadows ? On a envie de répondre qu’elle doit ressembler à un processus stationnaire, ou en tout cas qu’un processus stationnaire serait une solution du problème, quitte à envisager en outre des irrégularités à condition qu’elles restent modérées. Ce qu’on appelle un « processus stationnaire » en théorie des probabilités est un processus aléatoire dont les lois marginales sont invariantes par translation du temps. C’est une condition philosophiquement parfaite : la translation du temps ne change rien à la loi du processus, les probabilités et les corrélations restent les mêmes. Hélas un tel processus — pensons à la force du vent par exemple — peut de dépasser toute valeur donnée à l’avance au bout d’un certain temps. C’est ainsi que nous savons dans le domaine du calcul des ouvrages d’art qu’il est certain qu’un pont sera brisé tôt ou tard (par l’eau ou le vent). Cela signifie que même un processus stationnaire ne convient pas en général, il faut des conditions plus strictes, c’est-à-dire des bornes explicites à ne pas dépasser. L’image la plus correcte est cette d’une arrivée d’eau de débit constant, eau que l’on peut consommer ou stocker mais si on en consomme plus que le débit entrant il faudra prendre l’excès sur les réserves.
Comment une telle contrainte se répercute sur le chauffage, sur les transports, sur l’agriculture, sur l’industrie, c’est ce qu’illustrent divers scénarios du rapport Meadows, et sur le long terme cela oblige à penser une économie sans croissance.

Croissance zéro.
J’ai entendu dans un colloque tout à fait sérieux que passer d’un régime de croissance à un régime sans croissance se résume à faire l’économie du montant PIB(n+1) – PIB(n). Pour la France actuellement il n’y aurait qu’un effort de l’ordre de 1% à faire, ce qui paraît tout à fait banal et même dans le champ des fluctuations « naturelles » du PIB. C’est penser un peu court. Une croissance nulle au sens d’un PIB constant, cela ne veut pas dire du tout business as usual.
Comme les économistes néoclassiques qui s’inspiraient de la mécanique, nous pouvons penser le PIB comme la masse totale du système. Le point à la fois fondamental et évident est que si la masse reste constante, cela ne veut pas dire que le système ne change pas, il y a des secteurs qui progressent et d’autres qui régressent, il y a des secteurs en croissance et d’autres en décroissance. Ces derniers, en surcapacité de production, menacés par la concurrence, sont tentés de licencier et de baisser leurs prix, avec le risque de la déflation. Déflation cela veut dire que les consommateurs repoussent à plus tard leurs achats, ce qui est très grave pour ces secteurs, qui risquent de s’effondrer. Une croissance significative fait croire que les secteurs qui progressent vont tirer le reste, que les emplois vont être suffisamment mobiles pour s’adapter, etc. Au contraire la croissance nulle met sur le devant de la scène tous les problèmes d’inégalités et de transferts sociaux. C’est une des raisons pour lesquelles la droite ne veut pas en entendre parler. Quant aux « partenaires sociaux » il est clair que la croissance arrange les deux côtés de la table de négociation entre patrons et syndicats.
Lorsque la croissance est nulle, il va nécessairement falloir organiser ce qui se passe pour le flux des nouvelles faillites et penser où va la richesse produite. Si durablement le secteur financier est en croissance et le secteur productif en perte, la croissance zéro induit de facto des changements sociaux majeurs.
Il semble que l’économie pense (à sa façon) un régime de croissance stationnaire, mais ne parvienne pas à penser les échanges en croissance zéro. Or nous n’en sommes pas loin. Voir
• Meadows D. et al., Limits to Growth the 30-year update Earthscan 2004
• Tim Jackson, Prospérité sans croissance, Etopia, De Boeck, 2010
• La Revue Etopia n°9 « Autour de Tim Jackson » 2011 réunit des articles intéressants qui approfondissent les questions abordées par Tim Jackson.
• Voir aussi les deux livres suivants et leur commentaire par B. Perret
Dominique Méda – La mystique de la croissance, Flammarion, 2013
Juliet B. Schor – La véritable richesse, Editions Charles Leopold Meyer, 2013 (True Wealth, Penguin Books 2010)
• Revue Entropia n°9 Contre-pouvoirs et décroissance, sept 2010
• Gadrey J., Adieu la croissance les petits matins/Alternatives économiques 2010

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5 réponses à Stationnarité, croissance zéro

  1. Luline dit :

    Merci pour vos billets que je découvre depuis peu. Face à la désespérance qu’engendre les perspectives actuelles de notre monde, il est heureux de voir, d’entendre d’autres discours dans la filiation des écrits de gens comme Nicholas Georgescu-Roegen dont la pensée iconoclaste des années 1970 a été largement écartée par la très grande majorité des économistes et philosophes.

    • N. Bouleau dit :

      En effet, vous avez raison de rendre hommage à Georgescu-Roegen, sa pensée est très pertinente et bouscule beaucoup d’idées reçues lorsqu’il s’en prend à la pensée « main stream » en économie et préconise d’étudier toutes les économies possibles. Je le trouve cependant trop sévère envers Léon Brillouin à propos de la néguentropie (Norbert Wiener voit plus juste à mon avis sur ce point). Mais Georgecsu-Roegen a un grand défaut qui n’est pas de sa faute, son livre est de 1971, quelques années avant que Prigogine et d’autres fassent la clarté sur la dualité vivant-inerte grâce à l’étude des systèmes ouverts. G.-R. pense que notre civilisation commerciale qui jette des détritus et qui pollue contribue a augmenter inexorablement l’entropie de la Terre. Ces vues sont très datées, l’entropie n’est pas un problème théorique mais pratique uniquement. La Terre est un système ouvert qui reçoit un flux énergétique du Soleil, et les bactéries sont capables de regrouper des minéraux dispersés. Elles font cela très lentement évidemment. Autrement dit les idées de G.-R. seraient à actualiser pour rendre sa critique plus percutante.
      Sur la désespérance, oui, il me semble que nous avons tous besoin que soit davantage prise en compte une radicalité simple et raisonnable.

  2. Ping : Have the poor become « stranded assets » ? | Le blog de Nicolas Bouleau

  3. Geoffrey dit :

    Monsieur Bouleau, moi aussi, je vous découvre à peine…
    je m’attendais – considérant le thème de votre billet – à du lourd. Je reste sur ma faim. Il m’apparait évident que..pas de croissance = pas de capitalisme.
    Qu’en pensez-vous ?
    Très cordialement
    Geoffrey, néo-communiste belge (rappel : l’inquisition n’est pas la chrétienté, staline n’est pas le communisme)

    • N. Bouleau dit :

      Je sais que ma position peut paraître curieuse. J’explique dans mon dernier livre (Le mensonge de la finance) pourquoi les marchés financiers gèrent mal la planète car ils effacent le signal-prix et n’indiquent pas clairement les raretés des ressources non renouvelables. Et pourtant je ne pense pas qu’on puisse supprimer immédiatement ou à moyen terme les marchés financiers. Je plaide pour les cantonner, leur donner un rôle secondaire grâce à de nouvelles institutions.
      Votre remarque sur le fait que le communisme ne se ramène pas aux excès du stalinisme est tout à fait juste, et beaucoup d’écologistes, dont moi-même, sont motivés par la recherche d’une société où non seulement les biens communs, mais les objectifs collectifs induits par le bilan global des humains sur la planète soient pris en compte et sous une forme viable au quotidien.

      Je me permets de citer ici pour vous répondre un passage d’un de mes articles paru il y a 10 ans.
      « Il vaut la peine de passer un mercredi après-midi à regarder les enfants pratiquer ce jeu subtil. Tantôt le rythme est uniforme « un, deux, trois, soleil » et semble autoriser une progression régulière, tantôt par un revirement brusque « un, … , deux-trois-soleil », les mouvements des plus confiants sont découverts. Le jeu amuse garçons et filles, la bonne stratégie n’est pas claire. On doit retrouver instantanément une apparente immobilité. Mais qui arrive le premier au mur qu’il faut atteindre ?
      On a installé les pourparlers sur l’énergie et le climat en un jeu où l’on dit à tout le monde de ralentir mais où le premier arrivé gagne quand même. » (Esprit, déc 2009)

      La courte vue de l’égoïsme d’Adam Smith appelle évidemment vers une forme de communisme. Seulement le mouvement historique dans le sillage de Marx rend la chose beaucoup plus difficile que ne l’étaient les expériences sociales du 19ème siècle avec les Godin, Fourier etc. parce que Marx est un matérialiste engagé dans l’action efficace par son adhésion à la dialectique hégélienne rendue concrète. Il ne voit rien de l’environnement, c’est une autre époque. Le communisme marxiste a les mêmes défauts que le capitalisme sous l’angle du productivisme. Et le communisme est devenu aujourd’hui un épouvantail brandi à la moindre occasion par les inconditionnels du libre échange. Même à propos du rôle de l’Etat dans l’économie, je viens de lire que John Maynard Keynes est traité de communiste !
      Il y a un véritable effondrement moral aujourd’hui vers la propriété privée, la liberté personnelle, les rapports sociaux gérés par l’argent. Et la force du système réside dans le fait que cette démission fonctionne très bien chez les classes moyennes et pauvres également. C’est ce qui me fait penser que partir de l’hypothèse de la fin du capitalisme est aujourd’hui trop virtuel.

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