Sur la philosophie des cercles concentriques

Dans un article paru dans Le Monde du 2 janvier 2013 sous le titre « En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts » Edgar Morin commence par un jugement lucide et sans concession : Tout notre passé, même récent, fourmille d’erreurs et d’illusions, l’illusion d’un progrès indéfini de la société industrielle, l’illusion de l’impossibilité de nouvelles crises économiques, l’illusion soviétique et maoïste, et aujourd’hui règne encore l’illusion d’une sortie de la crise par l’économie néolibérale, qui pourtant a produit cette crise. Règne aussi l’illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l’erreur que la rigueur est remède à la crise, l’erreur que la croissance est remède à la rigueur.

Ensuite après avoir pris toute la hauteur philosophique qu’appelle la situation présente, et s’être positionné comme « ouvert » au delà des experts faussement doctes, le philosophe de la complexité, invité à s’exprimer comme un « sage » en début d’année par ce journal, entame sa conclusion par une phrase qui m’apparaît absolument symptomatique d’une certaine façon de penser intéressante à relever :

Pour un esprit laïque, les sources de la morale sont anthropo-sociologiques. Sociologiques : dans le sens où communauté et solidarité sont à la fois les sources de l’éthique et les conditions du bien-vivre en société. Anthropologiques dans le sens où tout sujet humain porte en lui une double logique : une logique égocentrique, qui le met littéralement au centre de son monde, et qui conduit au « moi d’abord » ; une logique du « nous », c’est-à-dire du besoin d’amour et de communauté qui apparaît chez le nouveau-né et va se développer dans la famille, les groupes d’appartenance, les partis, la patrie.

C’est la philosophie des cercles concentriques. Penser que l’homme ne porte en lui que cette double logique : le soi et une logique des « nous » accordés à des entourages (des voisinages dirait-on en mathématiques) de plus en plus vagues, n’est-ce pas renoncer à toute pensée écologique véritable ? Ne devons-nous pas analyser plus en profondeur cette non solidarité lointaine, cette absence d’élévation universelle, le fait d’évacuer purement et simplement la commisération pour les milliards d’humains lointains dans l’indigence, l’oubli que nous sommes les mêmes qu’eux vraiment aussi démunis devant nos pulsions animales et les désirs qui nous emportent ? La philosophie des cercles concentriques me semble passer à côté de ce que l’héritage chrétien à laissé à la civilisation. Bien comprendre la laïcité c’est reconnaître cette dimension léguée à la pensée contemporaine par le christianisme, essentielle pour penser l’avenir, maintenant que la finitude du jardin s’impose à tous.

Ceci m’a remis en mémoire l’Abécédaire de Deleuze où il aborde ce sujet à la lettre G comme Gauche. Deleuze semble répondre par anticipation aux discours dans l’esprit de celui de Morin sur les « nous », il a une vision très philosophique de la gauche, pas du tout celle des partis de gauche, la gauche c’est pour lui l’ensemble des « devenirs » minoritaires. Ce qu’il dit, sans retranscription exacte, est ceci:

Ne pas être de gauche c’est un peu comme l’adresse postale, partir de soi, la rue, où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. Et comme nous on est dans les pays riches, c’est comment faire pour que ça dure ?

Etre de gauche c’est l’inverse. Percevoir d’abord le pourtour, le monde, l’Europe, la France, percevoir d’abord l’horizon. On sait que les milliards de gens qui crèvent de faim ça ne peut pas durer. Etre de gauche c’est dire que ce sont là les problèmes à régler, trouver des agencements mondiaux pour cela.

Ce qui me paraît néanmoins nouveau aujourd’hui par rapport à l’angle de vue qu’avait Deleuze, ce sont deux choses. D’abord que la pensée écologique porte en elle aujourd’hui plus qu’un assortiment de « devenirs minoritaires », il y a — au delà de divergences évidentes — une base commune d’une pensée contre l’économisme dominant et de soin à la nature en ce qu’elle nous englobe. Ensuite c’est l’alliance forte entre la philosophie des cercles concentriques et le capitalisme tel qu’il domine aujourd’hui, ce qui a tendance à pousser le christianisme dehors, à le marginaliser, à l’évaporer. Il y a donc progressivement une place sensiblement nouvelle que prend le christianisme à mesure que les problèmes de solidarité mondiale s’exacerbent, un enseignement que le christianisme a amorcé. Le terme de « gauche » utilisé par Deleuze me semble aujourd’hui inapproprié. La « gauche chrétienne » ne qualifie pas bien non plus ce nouvel ensemble de préoccupations. Il faudrait travailler des repères linguistiques plus précis…

Evidemment c’est lié au « penser globalement agir localement » de Jacques Ellul, mais ce slogan est insuffisant, le « développement durable » l’a dénaturé en « économisant » l’action locale et en changeant la pensée globale en lutte pour la préservation du jardin des nantis.

Références.

E. Morin « Le vide de la pensée politique en Europe et dans le monde est redoutable » Le Monde 2 janv. 2013.

N. Bouleau « Vers un jardin des pays riches » Esprit nov 2012, 52-70. Version anglaise :
N. Bouleau « Ecological Crisis: Towards a Garden of the Rich Countries »

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