Etes-vous mesurable ?

evaluation001 Nous sommes de plus en plus évalués par des voies directes et indirectes selon des procédures de plus en plus perfectionnées. De quelles raisons disposons-nous réellement pour faire valoir la superficialité de ces usages ? Ces méthodes de management sont économiquement performantes… pour ceux qui en tirent avantage. Mais le problème est que le fait que leur justification économique soit finalement la traduction d’intérêts explicites ne donne pas pour autant d’arguments clairs pour dénoncer ces pratiques. Les mathématiques ont ici un rôle culturel central que je vais expliquer.

Le poids de l’évaluation.

D’abord comment s’est installée la situation présente ? Dès la fin des années 1990 la « nouvelle production de connaissance » (Gibbons M. et al., The New Production of Knowledge, Sage 1994) avait débouché aux Etats-Unis sur la prise de conscience de l’importance, pour le dynamisme et la compétitivité économique, de pouvoir orienter le monde universitaire mondial. La mise en œuvre de ce programme fut exemplaire de performativité auto-réalisatrice.

L’ouvrage Experiments in International Benchmarking of US Research Fields publié l’année 2000 par l’Académie des Sciences américaine est parfaitement clair sur les méthodes et les objectifs. Les mots clés sont « ranking » et « benchmarking » à la fois pour les publications et les citations en ce qui concerne les chercheurs, les labos, et les universités. Déjà sont envisagés des procédures de transformation de problèmes multicritères en classement linéaire par des systèmes d’itération entre citants et cités. Le chapitre « Factors Influencing US Performance » par exemple montre combien les institutions scientifiques américaines avaient pris conscience de l’intérêt que représentait une hiérarchisation de la qualité de la recherche scientifique — même si la méthode présentait des faiblesses — pour ceux qui seraient capables d’en tenir compte pour orienter la recherche grâce aux incitations financières publiques et privées. L’idée économiquement féconde est, comme souvent en business, de prendre au sérieux la réputation comme valeur : l’appartenance d’un universitaire à une institution réputée se répercute positivement sur ses faits et gestes de la vie scientifique, il tire vers le haut les revues où il publie et les étudiants qui ont suivi ses cours, etc.

La mise en œuvre de ces idées fut extrêmement rapide — classement de Shanghai des universités par des anciens étudiants de Harvard, montage du ISI, du web of science, etc. — et engendra pas mal de soubresauts dans le monde universitaire habitué à la plus grande liberté vis à vis des pressions économiques. Les promoteurs anglophones de ces rankings ne semblaient pas conscients du biais linguistique très fort en faveur de l’anglais qui émanait de ces classements (ou au contraire y voyaient-ils la preuve de la performativité de leur démarche ? cf. l’article de D. A. King « The scientific impact of nations » Nature  430, 311-316, 15/7/2004, qui fait montre d’une ingénuité étonnante en montrant une sorte de « naturel » implicite de l’anglais). Exemple typique l’Australie avec ses 23 millions d’habitants et ses 39 universités se trouve classée meilleure que l’ensemble des pays de l’ex Union Soviétique et des pays ex-satellites avec sa population de près de 400 millions et une centaine d’universités dont le niveau ne peut être contesté que par ceux qui ne les ont pas pratiquées. L’université Denis Diderot Paris7 se trouve classée après l’université de Tucson en Arizona (cf. SCimago Institutions Ranking, 2009 World Report)… Il est intéressant de relever un trait de ce type de fait accompli de néo-management : il n’est pas grave que le système ait des imperfections et même des défauts logiques objectifs. L’essentiel est qu’il ait une vertu d’influence sur les mentalités. Par exemple le système a tendance à confondre les articles très difficiles à cause du temps qu’ils requièrent pour être compris et ceux médiocres dont on a au contraire quasi immédiatement vu les tenants et aboutissants (cf mon article « Du pluralisme dans la science »  in L’économie de la connaissance et ses territoires ss la dir. Th. Paris et P. Veltz, Hermann 2010). Ce phénomène de bosse aussi bien que le biais culturel n’empêchent pas le système de prendre place.

Ensuite ce « coup » stratégique américain pour relier mieux le monde académique et le dynamisme économique configuré pour avantager ceux qui se prêteraient les premiers à cette réorientation, reçut des serviteurs zélés au niveau de l’OCDE, au niveau des instances européennes et en France dans tous les relais de la gouvernance de la fabrication de connaissance. On vit se multiplier dans la presse des articles sur le thème « Pourquoi les universités françaises sont-elles si mal classées ? » Et ces débats ont mené irrésistiblement à la situation actuelle où les forces économiques par les salaires des enseignants, les moyens des labos, les coûts des formations pour les étudiants, l’industrie du livre et des revues, les contrats avec l’industrie contrôlent l’ensemble de l’activité de fabrication du savoir, avec une dominance pesante de la pensée anglo-saxonne conforme, c’est-à-dire qui ne remet en cause ni le progrès technique ni le capitalisme qui l’active.

On arrive à une situation qu’Isabelle Stengers a eu la franchise de dénoncer en pointant « la docilité de ceux qui, sans y être contraints comme le sont les salariés, acceptent de penser et de travailler là où on leur dit ». Du coup « on peut prévoir que la génération des chercheurs qui vient sourira avec cynisme lorsqu’on évoquera l’heureux temps où les chercheurs posaient leurs propres questions » (Une autre science est possible ! cf. la recension sur ce site). L’excellence a changé de signification : « En l’occurrence, lorsqu’il s’agit de chercheurs, la compétition pour la reconnaissance d’une ‘excellence’ qui est désormais condition de survie académique aura pour enjeu la ressource rare que constitue la publication dans une revue de rang A, et cet enjeu leur imposera de concevoir leur recherche à partir de ce que demandent ces revues et de se conformer aux normes qu’elles imposent : conformisme, opportunisme et flexibilité, telle est la formule de l’excellence ».

Le malaise dépasse largement la sphère académique, les professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture et de tous les secteurs dédiés au bien public, ont décidé de se constituer en collectif national L’appel des appels pour « résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social ». Les psychanalystes demandent qu’on ne réduisent pas leurs pratiques cliniques à des grilles de performance a priori (cf Miller J.-A., Milner J.-Cl., Voulez-vous être évalué ?, Grasset 2004).

Si nous prenons un peu de recul sur cette réclamation générale nous y trouvons cependant une contradiction de fond.

Les intellectuels réclament une pensée différente… de la leur.

Quoique offusqués par ce qui leur arrivent les universitaires des sciences humaines se détournent avec horreur de tout ce qui pourrait dépasser le niveau mathématique du baccalauréat et même le plus souvent de ce qui est audible sur France Inter, c’est à dire du niveau du CM2. Peut-on appréhender le monde contemporain avec des outils si sommaires ? Ne tombe-t-on pas nécessairement dans une sorte de pragmatisme qui rabat de fait les prétentions philosophiques au ressenti du bon fonctionnement social ? C’est ce que pensait William James « Si nous considérons l’histoire de la philosophie dans son ensemble, les systèmes se réduisent eux-mêmes à quelques types principaux qui sous le verbiage technique dont les enveloppe ingénieusement l’intellect humain, sont juste autant de visions, de manière d’éprouver la poussée globale, et d’apercevoir le cours entier de la vie […] Elles sont au final préférées — il n’y a pas d’autre terme exact — comme l’attitude qui fonctionne la mieux » (A pluralistic Universe 1909, trad. Philosophie de l’expérience, Les empêcheurs de penser en rond 2007).

Et cela est vrai aussi pour les plus mathématisées des connaissances utilisées par les sciences humaines : la plupart des statisticiens et des économistes ne sortent jamais des raisonnements d’optimisation dans Rn.

Rn est l’horizon de la rationalité analytique le plus extrême dans les sciences de la société.

Nous sommes devant un problème interdisciplinaire grave. Si la pensée des personnes qui s’occupent de l’humain, de l’environnement, du social, du médical, ou du politique ne dépasse pas, dans le maniement des indicateurs, dans leur conception de la notion d’information, dans les choix multicritères, la pensée dans l’espace euclidien à n dimension, il n’est pas étonnant que les méthodes de management qui nous sont imposés par le profit soient fondamentalement acceptées par les bons esprits qui réfléchissent sur la gestion et la gouvernance des affaires dans un monde où l’homme est considéré comme caractérisé par une suite finie de paramètres.

Le monde se complexifie, et les propriétés que les physiciens et les chimistes découvrent sont de plus en plus éloignées de ce que nous percevons par les sens, mais au lieu d’améliorer la panoplie de notions pour être plus lucides en ces domaines, la plupart des intellectuels affichent fièrement une aversion envers les mathématiques selon une posture démagogique « ne vous effarouchez pas, je suis comme vous je ne comprends rien aux mathématiques, et pourtant voyez combien je suis un esprit brillant… ».

Les mathématiques sont aussi des outils pour se défendre contre le quantitatif

Il faut rendre hommage à René Thom qui fut un des premiers à souligner cette vérité (Thom R., Prédire n’est pas expliquer, Eshel 1991) : les mathématiques ce sont égalemement, et même essentiellement, le qualitatif : la topologie, l’analysis situ, analyse fonctionnelle, etc. Précisément parce que les objets de base sont quantitatifs, nombres, distances, la pensée sur ces objets a construit des cadres plus larges où peuvent se développer des excursions pertinentes hors de ces matériaux élémentaires.

Je dirais volontiers que la plus grande avancée du 20ème siècle fut la découverte de la phénoménologie nouvelle de la dimension infinie. Son exploration commence au 19ème siècle par l’étude bien naturelle des espaces de fonctions. Ces fonctions justement pointées par Alain comme nous permettant de nous arracher aux chaines de nos sens « ce voyage du captif délivré, c’est le détour mathématique, non pas seulement à travers les reflets ou figures, qui sont encore des sortes d’ombres, mais jusqu’à ces simples, nues et vides fonctions, qui sont le secret de tant d’apparences et qui sont grosses de tant de créations » (Les passions et la sagesse, La pléiade, Gallimard 1960).  Cette investigation atteint une véritable maturité avec les traités de Banach et de Riesz-Nagy. La situation la plus simple qui contient toute la suite des espaces euclidiens Rn est celle d’un espace de fonctions qui ont une infinité de composantes sur une base de représentation, l’espace de Hilbert. C’est très courant, les développements en série fournissent une immense variété d’exemples, et ce qui apparaît c’est que les choses sont très différentes de ce qui se passe en dimension finie. D’abord une complexité plus grande, ces espaces admettent plusieurs topologies différentes non équivalentes, il y a plusieurs façons de converger vers une limite dans ces espaces. Ensuite les « boules » ne sont pas comme en dimension finie, on peut trouver une suite infinie de points dans la boule unité qui restent distants les uns des autres, etc.

Certes le rythme de l’abstraction et des perfectionnements fut tel au 20ème siècle qu’il est hors de question de se servir de cette vaste « flore » pour s’exprimer si l’on veut se faire comprendre sur des sujets de société. Au demeurant si l’on tient à faire valoir, devant le réductionnisme que l’économie nous impose, le fait que chaque individu a son histoire propre qui le configure et dont l’irréductibilité à des grilles finitistes est la source de sa liberté active, imposer aux statisticiens et aux économètres de penser en dimension infinie me semble de bonne guerre non seulement pour semer le trouble dans leur positivisme, mais aussi pour faire émerger des phénomènes insoupçonnés (voir à ce sujet mon étude des enquêtes quantitatives et qualitatives).

Les mathématiques, ça sert aussi à penser. A toutes les époques elles furent présentes à l’esprit des philosophes pour affiner leurs vues, comme un jardin où le jeu des surprises et des déductions resserre les exigences du discours et ouvre l’imagination. Lacan les désignait comme le « second horizon du langage » après la langue maternelle, et je vois autant de pertinence dans ses mathèmes comme esquisse de pensée, au même titre que l’introduction d’un mot nouveau, qu’il y en a dans l’usage des singularités pour parler de la morphogénèse chez René Thom.

La notion d’espace de Hilbert (non pas la dénomination mais le concept) a plus d’un siècle d’âge maintenant. Elle devrait être obligatoire pour les mastères de sciences humaines et sociales. Pourquoi ? Parce qu’elle se situe philosophiquement juste à la frontière mais au delà de la pensée matérialiste : la matière est faite d’espaces de Hilbert, il y en a plein dans les particules élémentaires régies par la théorie quantique, nous sommes plein d’espaces de Hilbert. Chaque millimètre cube de notre corps requiert de tels espaces pour une représentation qui viserait le plus d’objectivité aujourd’hui. Elle est la première lumière qui sollicite notre esprit au delà du mécaniste, du quantitatif des tableaux de nombres. Elle est beaucoup plus proche d’une compréhension collective partagée que ne le sont bien des notions introduites par les philosophes comme le Gestell, la dissémination, … ou des termes fourre-tout comme « le marché » ou « le développement durable ». La notion d’espace de Hilbert, par sa seule présence, par sa simplicité, et par son immense fécondité, ruine définitivement toute pensée finitiste et mécanique. Elle devrait être le fer de lance des humanistes.

Références
I. Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences La Découverte 2013
Miller J.-A., Milner J.-Cl., Voulez-vous être évalué ?, Grasset 2004
Gibbons M. et al., The New Production of Knowledge, Sage 1994
Nat. Acad. Sc. Experiments in International Benchmarking of US Research Fields 2000
Aussi lié à ce sujet
N. Bouleau, La règle, le compas et le divan, plaisirs et passions mathématiques Seuil 2002
« L’environnement providence »
« Enchanteurs et désenchantés » Natures Sciences Sociétés vol. 17, n1 (2009) p65.
« La modélisation entre science et société, qui seront les intellectuels capables d’une pensée critique? » Ann. des Ponts, n0 99, juillet-sept 2001

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