La violence de la mathématisation des risques

Durant longtemps on a utilisé, notamment dans l’armée française pour les tests de QI, l’exercice consistant à trouver le prolongement d’une séquence de quelques nombres entiers. Il n’est pas difficile de voir que cette question est parfois ambiguë, et un peu plus de réflexion montre qu’elle a, en fait, toujours plusieurs solutions. Visiblement les instructeurs n’avaient pas lu Cournot. On doit en effet à Antoine Augustin Cournot d’avoir su tirer de ce phénomène un fil philosophique aux conséquences épistémologiques capitales. Ces petits tests sont les paradigmes les plus élémentaires de l’opération de mathématisation.

 

Exclusion mutuelle du hasard et du sens

Lorsqu’on représente une famille d’éventualités par un couple de notions mathématiques : (loi de probabilité, fonction de coût ou enjeu) l’opération devient plus complexe, et ouvre immédiatement la possibilité d’appliquer tout le langage des probabilités avec, dans le cas de la finance, les raffinements très élaborés du calcul stochastique. Mais elle relève pour une large part du même paradigme, en particulier par le trait typique qu’on a figé la relation de la loi scientifique à la réalité sur la base d’une interprétation seulement.

Le cas des risques financiers est typique, la mathématisation y va très loin. On doit distinguer trois niveaux. a) La couverture des options sur actions ou devises. La partie intersubjective des risques est alors essentiellement l’agitation des cours qui est bien représentée par les mathématiques du calcul stochastique. b) Les taux d’intérêt et la structure par termes où la théorie de l’arbitrage s’applique aussi. c) Le marché des créances et la titrisation. A ce niveau la mathématisation est la plus ambitieuse, c’est une interprétation de l’avenir possible d’une entreprise ou d’un ménage qui est traduite en nombres. L’échange de dossiers risqués entre établissements bancaires nécessite, pour que les transactions puissent se faire, une quantification des risques. Mais cela encapsule les risques dans une représentation mathématique et aboutit à évincer du sens.

C’est Cournot (1801-1877), mathématicien et économiste qui pointa le premier ce problème philosophique. Dans le dernier chapitre de son Exposition de la théorie des chances et des probabilités (1843), il prend du recul par rapport à son collègue Poisson sur sa façon de parler du hasard : « Supposons, écrit-il, que dix points déterminés sur une surface plane, par des observations se trouvent appartenir à une circonférence de cercle: on n’hésitera pas à admettre que cette coïncidence n’a rien de fortuit, qu’elle indique une loi d’après laquelle les points observés et ceux déterminés ultérieurement, dans les mêmes circonstances, doivent effectivement appartenir à une ligne circulaire.

Si les dix points s’écartaient fort peu, les uns dans un sens les autres dans l’autre, d’un cercle, on attribuera les écarts à des erreurs d’observation, plutôt que d’abandonner la loi. […] Au lieu de tomber sur un cercle, les points pourraient être situés sur une ellipse, sur une parabole, sur une infinité de courbes différentes, […]

   La probabilité que la détermination des points observés s’opère sous l’influence de causes régulières dépendra donc de la simplicité qu’on attribuera à la courbe qui les relie, exactement ou à peu près. Or, incontestablement, toute classification des lignes sous ce rapport n’est qu’artificielle […] Une parabole peut être réputée, à certains égards, plus simple que le cercle. […] une spirale peut être en un sens regardée comme plus propre à exprimer une loi de la nature, dans certains phénomènes, que les courbes algébriques. […]

   Lors donc que le sentiment de simplicité d’une courbe observée entraîne un jugement de probabilité, cette probabilité n’est nullement exprimable en nombres, à la manière de celles qui résultent de l’énumération des cas favorables ou défavorables parmi les cas possibles. »

Il y a donc deux catégories conceptuelles, un principe d’exclusion. D’un côté ce qui relève des probabilités quantifiables, où le sens n’intervient pas. De l’autre une présomption de régularité, non quantifiable. Cournot veut insister sur le caractère hypothétique de l’interprétation il propose, par opposition à « probabilité mathématique », le concept de « probabilité philosophique ».

« Indépendamment des probabilités mathématiques, poursuit-il, il y a des probabilités non réductibles à une énumération de chances, qui motivent pour nous une foule de jugements et même les jugements les plus importants qui tiennent principalement à l’idée que nous avons de la simplicité des lois de la nature et qu’on pourrait qualifier de probabilités philosophiques. Le sentiment confus de ces probabilités existe chez tous les hommes raisonnables …           

   Mais, de ce que les géomètres n’ont point à s’occuper de telles probabilités qui résistent à l’application du calcul, il faut se garder de conclure qu’elles doivent être réputées sans valeur aux yeux des philosophes. Loin de là, toute la critique de la connaissance humaine, en dehors de la voie étroite des déductions logiques repose sur des probabilités de cette nature, […] Le géomètre lui-même n’est le plus souvent guidé dans l’investigation de vérités nouvelles que par des telles probabilités. »

Le hasard et le sens se présentent comme deux liquides non miscibles. C’est une expérience de pensée intéressante de tenter de franchir l’interface successivement dans chacune des deux directions.CournotLacanFIG1
Fig.1. S’agit-il d’une toile de Mondrian ? D’un tirage au hasard ? On peut considérer ce diagramme durant des heures, indéfiniment, sans percevoir qu’il est issu d’une forme signifiante (cf. l’image finale de l’article). En retour, une fois cette interprétation perçue, l’innocence de notre perception initiale est définitivement perdue.

Partant d’une situation apparemment au hasard par exemple un embrouillamini de lignes, s’il s’avère qu’on y découvre une forme signifiante, un visage ou un texte, le principe d’exclusion de Cournot s’appliquera et la présence de cette structure va chasser l’hypothèse aléatoire. Au point que nous devenons incapables de voir la figure sans la forme, dans l’ingénuité initiale.

Le passage dans l’autre sens qui consiste à effacer le sens grâce au hasard se trouve particulièrement bien illustré par l’histoire de l’art.

En architecture, il est une rupture qu’on peut situer précisément entre le Jugend Styl de la Vienne de la fin du 19ème siècle et le mouvement moderne du début du 20ème siècle (De Stijl en Hollande et Art Nouveau). La question qui se pose à Le Corbusier, J.J.P. Oud, Dudok, Rietveld, etc., est de casser la permanence des styles : échapper à une lecture signifiante de l’architecture (comme le classicisme avec ses frontons, pilastres, corniches, etc.) sans adopter un nouveau style qui viendrait succéder aux styles Renaissance, baroque, etc.[1]

L’architecte Bruno Zevi, théoricien du modernisme, écrit : « La symétrie est un invariant du classicisme, donc la dissymétrie est un invariant du modernisme ». A la question « Où placer une fenêtre, une porte, en dehors des symétries ? » il répond : « N’importe où ailleurs »[2]. Le hasard efface le sens. On peut même dire qu’il n’y a que le hasard qui ait cette vertu, toutes les autres façons d’organiser sont signifiantes.

Plusieurs compositeurs d’avant-garde, Xenakis, Stockhausen, Schoenberg, ont rencontré une problématique similaire pour échapper à l’harmonie tonale de la musique classique. « L’art, et surtout la musique, écrit Xenakis, a bien une fonction fondamentale qui est de catalyser la sublimation […] La première tâche est celle de faire abstraction de toutes les conventions héritées […] La gamme majeure impliquant la hiérarchie des valeurs tonales (tonique-dominante-sous-dominante), autour desquelles gravitent les autres tons, structure ainsi la musique polyphonique classique.

   La contradiction inhérente à la musique polyphonique, de plus en plus compliquée, disparaîtra lorsque l’indépendance des sons sera totale. […] Il en résulte l’introduction de la notion de probabilité, qui implique le calcul combinatoire ».[3]

Evidemment les modernes n’ont pas arrêté le temps, et il est une histoire inattendue, mais qui nous entraînerait trop loin, de voir comment architectes et musiciens ont appréhendé, du coup, l’après-modernisme.

Le dilemme structuraliste

Ce qui fait sens, les mythes, les usages, les relations sociales, est d’abord ce dont on parle, ce qui est du domaine de la langue ordinaire. Le passage à un autre code revient à tenter de faire fonctionner celui-ci comme un langage, donc à s’inspirer de la langue elle-même parlée ou écrite. Aussi la linguistique et la phonologie furent-elles génériques de l’approche structurale des sciences humaines qui vint si brillamment éclairer l’anthropologie, l’histoire, la littérature, la grammaire, le marxisme, etc., avec Lévi-Strauss, Dumézil, Foucault, Barthes, Chomsky, Althusser, etc., ainsi que la psychanalyse avec Lacan.

Cette démarche, en représentant ce qui change par quelque chose de fixe, le sens des récits imprégnés de leur contexte historique et social par des schèmes formels, est-elle capable de construire des référentiels comme font, dans les sciences physiques, la cinématique et la mécanique ? Le cas de la psychanalyse est a priori étrange puisque la pratique de la cure y prend en compte les particularités du vécu affectif dans sa spécificité. D’autant plus que Lacan considère que l’inconscient, notre insu, est source véritable de notre créativité. Il semble se donner l’objectif de rendre compte de cette fécondité, au moins partiellement, par celle d’une symbolique formelle : « Si l’on peut qualifier mon discours de structuraliste en dépit des réserves que vous savez que je fais sur ces épinglages philosophiques, c’est pour autant qu’il démontre le rapport qu’il y a entre ce que permet d’édifier une logique rigoureuse et ce qui, d’autre part, nous est montré dans l’inconscient de certains défauts irréductibles d’articulation d’où procède l’effort même qui témoigne du désir de savoir »[4]. Ce projet apparaît pourtant incompatible avec sa théorie de la connaissance qui dénonce tout déterminisme et rejette la notion de vérité scientifique comme cause explicative en restaurant la place du sujet. CournotLacanFIG2Pour Lacan il n’existe pas d’entité supérieure qui détiendrait le savoir du réel de demain ainsi qu’il le dit comme un slogan : « Tant que le-sujet-supposé-savoir-avant-que-nous-sachions n’aura pas été mis en question de la façon la plus sérieuse, on pourra dire que toute notre démarche restera accrochée à ce qui est un facteur de résistance dans une pensée qui ne s’en détache pas »[5]. Aussi bien devant ce savoir en mouvance innovante, comment peut-il s’engager dans un programme de représentation algébrique de l’inconscient qui risque de graver les idées comme dans le marbre ? Sa réponse est d’abord que cette formalisation est, par nature, pluraliste, donc tolérante : « Le propre d’une algèbre c’est de pouvoir avoir diverses interprétations ». Corrélativement les mathèmes permettent au psychanalyste de prendre du recul par rapport au sens, intense, du récit qu’il écoute : « Qu’est-ce qu’une algèbre ? — si ce n’est quelque chose de très simple qui est destiné à faire passer dans le maniement, à l’état mécanique, sans que vous ayez à le comprendre, quelque chose de très compliqué. Cela vaut beaucoup mieux ainsi, on me l’a toujours dit en mathématiques. Il suffit que l’algèbre soit correctement construite »[6]. Lacan déplace ce que « penser » veut dire du premier horizon du langage, la langue maternelle, au second horizon, les mathématiques :

« Je ne vois pas pourquoi on irait mettre un quelconque accent de noblesse sur le fait de penser. A quoi est-ce qu’on pense ? Aux choses dont on n’est absolument pas maître, qu’il faut tourner, tournailler, soixante-six fois dans le même sens avant de réussir à comprendre. C’est ça qu’on peut appeler la pensée. Cogitant j’agite, je trifouille. Ça ne commence à devenir intéressant que quand c’est responsable, à savoir que ça apporte une solution, autant que possible formalisée. Tant que ça n’aboutit pas à une formule, à une formalisation, et autant que possible mathématique, on n’en voit pas l’intérêt ni la noblesse. On ne voit pas ce qui mériterait qu’on s’y arrête. »[7]

C’est toute la force du symbolique et de sa combinatoire qui est ici appréciée et recherchée. Notons toutefois que Lacan, n’étant pas lui-même mathématicien, prend les mathématiques comme étant là, avec leurs obscurités. Si on se reporte au passage suivant du Séminaire : « [le] discours mathématique, dont, de l’aveu des logiciens les plus qualifiés, ce qui le caractérise, c’est qu’il se peut qu’en tel ou tel de ses points, nous ne puissions plus lui donner aucun sens, ce qui ne l’empêche pas précisément d’être, de tous les discours, celui qui se développe avec le plus de rigueur »[8], on voit que Lacan ne considère pas les mathématiques comme le font les mathématiciens, c’est-à-dire chargées de significations issues des autres sciences et d’idées illuminatrices du passé, significations avec lesquelles ils les manient, les conduisent et qu’ils tentent d’enrichir. Véritablement, elles ne peuvent donner l’impression de n’avoir aucun sens que si elles se confondent avec ce qu’on appelle le formalisme[9]. C’est la position commune que retient Lacan celle de celui qui trouve les mathématiques faites, à disposition.

Notons que ce problème se pose de façon aiguë également pour une autre science humaine qui utilise la mathématisation, à savoir l’économie. Dans une large mesure ses représentations sont d’autant plus convaincantes qu’elles sont plus simples et restent au niveau de schémas de principe. Mais on est incapable de tracer une frontière en deçà de laquelle cette discipline devrait rester confinée. Cela touche un problème très actuel.

Archéologie du hasard

La césure entre le sens et le hasard n’a pas toujours été perçue comme nous la ressentons aujourd’hui. L’histoire des concepts permet de mettre en perspective les difficultés actuelles en matière de risques.

Pour les anciens Grecs la division principale se situait entre ce qui est nécessaire et ce qui provient d’une volonté, c’est-à-dire entre ce qui est spontané (automaton) et ce qui est intentionnel voulu par l’homme ou par les Dieux, champ très large si l’on pense que toute la nature, habitée de divinités, avait ses fins. Le hasard moderne, curieusement, n’avait pas encore droit de cité, et ce qu’ils désignaient par tyche, que l’on peut rendre par fortune, concernait les cas où un être doué de pensée libre[10] rencontrait une situation soit favorable soit défavorable étrangère aux objectifs qu’il poursuivait.

La notion moderne de hasard naît au dix-septième siècle avec Pascal et Fermat et la mathématisation des jeux de cartes et de dés. C’est bien le calcul qui légitime la présence d’un arbitraire absolu. Les Anciens jouaient aux dés, mais la pratique de ces jeux ne constitue jamais une réfutation claire de forces intentionnelles cachées et de la bonne ou mauvaise fortune des joueurs. Le terme hasard lui-même, qui vient de l’arabe, désigne à l’origine un jeu. « On voit par l’historique, écrit Littré, que le sens primitif de hasard est un certain jeu de dés, de sorte que c’est le hasard jeu de dés qui a dénommé le hasard, chance, événement fortuit, et non l’événement fortuit qui a dénommé les jeux qui se jouent sans calcul ». Le calcul est la rupture philosophique majeure.

Aujourd’hui, la coupure entre ce que nous comprenons du monde qui nous entoure que nous appréhendons par le langage et les représentations mathématiques aléatoires s’est creusée parce que ces dernières se sont extraordinairement développées. Elles prolifèrent selon des lois qui leurs sont propres. Revenons sur le cas des mathématiques financières. Elles sont pratiquées comme si elles faisaient partie intégrante des mathématiques, en y injectant un grand nombre d’interprétations tirées des mathématiques pures, autour de notions qui ont été étudiées pour elles-mêmes, parfois très abstraites (typiquement : mouvement brownien, martingales, intégrale stochastique, équations différentielles stochastiques, processus de Lévy, calcul de Malliavin, processus affines, champ moyen, etc.). C’est éclairant et vivant comme toute interprétation nouvelle de la complexité. Mais cela entre en conflit avec d’autres interprétations, changeantes elles aussi, issues de nouvelles lectures de la vie économique. La dislocation se situe précisément à propos des risques, comme cela apparaissait clairement lors de la crise récente des subprimes, où la titrisation et le marché des dérivés de crédit reposait sur une mathématisation figée utilisant des notions savantes telles que « mesures cohérentes de risque », et où ne pouvait s’exprimer — pour de nombreuses raisons où les agences de notation eurent un rôle évident — la lecture naturelle qui résultait de la montée des prix immobiliers et de la décroissance de l’épargne des ménages aux Etats-Unis.

De notre fréquentation de Cournot et de Lacan, nous pouvons finalement poser la thèse suivante : mathématiser les risques, c’est immobiliser le processus interprétatif et clore le recueil des données fortuites pour décrire un champ de possibles fixe, provisoirement non perturbé par la quête de compréhensions nouvelles. CournotLacanFIG4

Une grave erreur serait de prendre le résultat de cette mathématisation comme le domaine du rationnel.

Fig.3. Cournot, image dont est tirée celle du début de l’article.

Article publié sous une forme plus complète dans la revue Al-Mukhatabat n°3, 2012, sous le titre "L'éviction de sens par la formalisation, relecture de Cournot et de Lacan".


[1] Voir le programme tracé dans Vers une architecture par le Corbusier en 1923.

[2] B. Zevi, Langage moderne de l’architecture, Bordas 1981, trad. de Il linguaggio moderno dell’architectura, Einaudi, Turin 1973.

[3] Iannis Xenakis, Kéleutha, Ecrits, L’Arche 1994.

[4] Séminaire, 30 avril 1969.

[5] Ibid.

[6] Séminaire 12 décembre 1962.

[7] Mon enseignement, sa nature et ses fins, Bordeaux, 20 avril 1968.

[8] 17 février 1971.

[9] Voir ma discussion du rôle de l’inconscient chez Poincaré et le formalisme de Russell dans La règle, le compas et le divan, Seuil 2008,

[10] Cette liberté est une condition importante au point qu’Aristote écrit qu’un enfant n’est pas concerné par la fortune (tyche) puisqu’il n’a pas de préférences libres ni de réflexion dans ses actions (Physique Livre II chapitre VI.)

Ce contenu a été publié dans Economie, Philosophie, Psychanalyse, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.